Caro18 0 Posté(e) le 8 novembre 2007 Régime déchétarien. Des altermondialistes new-yorkais font la chasse au gâchis jusqu’à fouiller les poubelles, au côté des SDF, en quête de nourriture récupérable. Libération a suivi ces «freegans» dans une de leurs virées nocturnes. on arrivée est spectaculaire : à fond sur ses rollers, clé USB autour du cou, Adam Weissman, un barbu de 29 ans, se rétablit à grand-peine après un freinage qui manque déquiller la dizaine de militants rassemblés en cette fraîche nuit new-yorkaise. Plutôt Pierre Richard que Che Guevara malgré la vague ressemblance, le porte-parole des freegans ne se démonte pas. Dégaine des mots savants. Cite Henry David Thoreau ou Abbie Hoffman, l’auteur du pamphlet anar Steal This Book . Il est 22 h 50, et il va expliquer ce que font là, sur ce trottoir de la 8e avenue, cette poignée d’adeptes du freeganism . Une nouvelle forme d’activisme qui tire son nom d’une contraction des mots free («gratuit») et veganism , les vegans étant ces végétaliens opposés à toute forme d’exploitation animale. «Le mot décrit cette idée d’utiliser un produit qui n’est pas nécessairement végétalien , explique Adam, mais qui, étant récupéré dans les poubelles, n’entraîne pas une exploitation supplémentaire» . La philosophie des freegans : non-consommer, afin de «court-circuiter le capitalisme, système basé sur le profit, l’exploitation et l’injustice». Parti de New York en 2002, le mouvement, qui compte aujourd’hui quelques centaines de membres, dispose de toute une panoplie d’armes environnementalement correctes aux noms guerriers. Il y a par exemple le guerrilla gardening (occupation sauvage de friches pour y cultiver des légumes) ou le regifting , dont le principe est aussi éprouvé que les noëls chez quelque vieille tante aux goûts atroces : offrir à quelqu’un d’autre un cadeau dont on ne fera rien. Consacrer ses journées à non-consommer Mais l’activité qui a fait connaître les freegans, c’est ce qu’ils appellent l’urban foraging ou encore le dumpster diving («plongée en containers»). En fait, de la fouille nocturne de poubelles à la recherche de nourriture parfaitement consommable. Mais pas n’importe comment. Démonstration in situ, sur la 8e avenue donc. Devant un monceau de sacs poubelle noirs aux portes d’un supermarché fermé, Janet, briscarde d’âge mûr à la chevelure grisonnante, détaille les grandes lignes de la mission du jour : fouiller cinq lieux du quartier. Les nouveaux venus écoutent doctement. «La pile derrière moi, ce sont les invendus, les produits dont la date de péremption était fixée à aujourd’hui. Il est très important de bien refermer les sacs que nous ouvrons et de laisser l’endroit aussi propre, voire plus, que quand nous sommes arrivés. Ainsi les gérants du magasin n’ont pas d’amende et continuent à nous laisser faire.» Rompez. D’emblée éclate la différence de style entre pros et néophytes. Une plongeuse au sweat-shirt à capuche floqué «Evergreen», tête à demi rasée, et sa copine Anita, la vingtaine alterno-aguerrie, trient franchement, et avec méthode. De leur côté, Sean et Cathy n’y vont que du bout des doigts. Le premier, étudiant en relations internationales venu de Long Island, est tombé par hasard sur les freegans , en faisant «des recherches sur l’anarchie sur Wikipedia». La seconde est rédactrice du blog Not eating out in NY, dont le mot d’ordre est d’arrêter de manger mal et cher dans les restaurants ou les take-away. Soudain Sean déniche un trésor : “une baguette farine complète emballée”. Il la soupèse, relit l’étiquette, n’en revient toujours pas. Voilà Cathy encouragée à fourrager plus hardiment. Elle l’avouera à la fin de la soirée : «Je pensais que ce serait beaucoup plus sale, et aussi que les gens prêteraient beaucoup plus d’attention à notre activité.» Peu des freegans rencontrés ont la dégaine du homeless moyen, même si, modère Adam, «certains le font par militantisme, d’autres pour des raisons économiques». Sur les trottoirs new-yorkais, «les réactions sont généralement neutres» , commente Madeline Nelson, 51 ans, munie d’un sac à dos et d’un chariot. Lunettes et petit air professoral, elle raconte qu’elle a plaqué son job dans la communication pour consacrer ses journées à non-consommer. «Pourtant nous sommes très visibles, souligne-t-elle. Les magasins ici n’ont généralement pas leur propre container. Ils déposent leurs invendus le soir dans des sacs devant leur vitrine. Les éboueurs nous encouragent ! Une seule fois, je me suis fait héler alors que je récupérais des pains magnifiques dans le bac à ordures d’une épicerie fine. Le manager est sorti me demander ce que je faisais. Quand j’ai répondu que je prenais ce qu’ils avaient jeté, il m’a répliqué sèchement qu’ils donnaient leurs invendus à des œuvres et… il a rembarqué tous les pains dans son magasin ! Mais c’est un cas marginal». La preuve à l’étape suivante, devant chez Daniel’s Bagels. Onze sacs, pas moins, remplis de délicieux pains ronds par un commerçant plus ou moins complice. Madeline, maligne, s’en doutait, c’est pour cela qu’elle n’en a pas pris au premier supermarché. Freegan mais épicurienne, elle connaît tous les bons plans et pourrait rédiger le Gault et Millau des poubelles new-yorkaises. «Vous voulez de la junk food ?», lance-t-elle à la cantonade. La foule : “Ouaaaais !” Madeline : «Bon, on essaiera d’aller au Dunkin’ Donuts, même si leurs bagels sont moins bons qu’ici» . Mais avant, gros morceau, le supermarché Gristedes. Première exhumation prometteuse : un cageot d’oranges parfaites. «C’est juste qu’elles n’étaient pas aussi belles qu’au magasin d’à côté; les patrons préfèrent jeter que perdre des clients» , soupire Madeline. Pourquoi les magasins ne donnent-ils pas cette nourriture aux associations charitables ? Re-soupir. «Cela demande un effort : il faut stocker ces marchandises, ça empiète sur l’espace commercial. Et puis le transport est à la charge des bonnes œuvres, qui ne sont pas toujours équipées. Alors on jette…» Sur leur site www.freegan.info, ces ennemis de la société d’opulence ont répertorié, dans une douzaine de villes américaines, les meilleures adresses de dumpster diving , dans quelles poubelles trouver des plats cuisinés chinois, du chocolat, des journaux, et même, parfois, du foie gras. Face aux débutants, Janet la joue pédago. Elle brandit chaque trouvaille, et s’exclame d’une voix forte comme un camelot : “Non mais regardez-moi ces muffins ! Ils sont encore bons pendant un an et une semaine ! Je les sens à travers l’emballage, ils sont moëlleux, ils sont riches, ce sont des Uncle Wally et en plus ils sont cascher, pour 3,30 dollars les trois !» Au fil de sa pêche, elle tisse un terrifiant tableau de la planète : cueilleurs de bananes exploités au Costa Rica, océans de plastoc qui étouffent les baleines, vaches droguées au cocktail antibiotiques/hormones… Clochards, grippe-sous ou altermondialistes Par la tirade attiré, un passant en costume jette un œil faussement absent sur le butin que les freegans amoncellent dans des cageots, “pour montrer le gaspillage” . Il tourne autour. Et finit par embarquer dans son attaché-case un pot de crème et une baguette, brouillant la frontière ténue qui peut exister entre acte militant de sauvetage de la planète et radinisme ordinaire… Pas grave, chariots et sacs se remplissent. Demain, grand repas communautaire aux confins du Bronx, chez la jeune «Evergreen». Au fil des enseignes, les compagnons de route habituels apparaissent. Jim, chauffeur de tax i : “Vous avez l’air d’avoir trouvé des bons trucs ce soir, on dirait… Moi ? Je le fais depuis deux ans, pour m’amuser”. Bilan de sa soirée : “Une conserve de thon enfoncée à au moins un dollar et une boîte de café au couvercle fendu” . Vient ensuite un clochard qui a dégoté un pot de confiture à 4,95 dollars, puis Charlie, qui se risque sur une boîte d’œufs, ou encore Michel, 39 ans, graphiste classe tout de noir vêtu dont c’est la troisième sortie… SDF, grippe-sous ou altermondialistes, il n’y a pas de concurrence entre eux. Il y en a, hélas, pour tout le monde : une étude de l’anthropologiste Timothy Jones (université d’Arizona) réalisée sur les huit dernières années pour le compte du département de l’Agriculture américain, montre par exemple que 40 à 50 % du produit des récoltes ne finit… jamais mangé. De son côté, le New York Times dévoilait en juin que les Américains, particuliers, entreprises et institutions confondus, ont jeté 245 millions de tonnes de déchets en 2005, soit 2 kg par jour par habitant. Dans la Grosse Pomme, ce chiffre atteint 2,7 kg… Dans la lignée du mouvement des années 80 Food Not Bombs (qui n’intervient que sur les pays en guerre) ou des anarcho-théâtreux Diggers des années 60, les freegans ont décidé de “secourir” cette nourriture gâchée. Mais pour Adam Weissman, «le freeganism n’est pas qu’une critique de la surconsommation» . «Descendant de victimes de l’Holocauste, j’ai réalisé très jeune qu’il n’était pas le seul fait des nazis. Le peuple qui a laissé faire porte sa part de responsabilité. Depuis, je refuse de soutenir tout système basé sur l’exploitation des hommes ou de la vie en général». Le capitalisme, une «machine de violence, de mort et d’exploitation» Sombrant dans une grandiloquence un peu poignante, il voit le freeganism jeter à terre le capitalisme en «montrant aux masses qu’elles peuvent reconnecter avec un sens communautaire, en faisant par exemple appel au freecyclage [troc, ndlr] plutôt qu’à l’échange monétaire». Devenu végétarien à 9 ans, végétalien à 12, Adam n’a pas d’emploi, considérant le travail à la fois comme une aliénation et une collaboration à «la machine de violence, de mort et d’exploitation», qu’est le système capitaliste. Depuis que les freegans sont apparus à New York vers 2002, le mouvement s’exporte gentiment. Angleterre, Australie, Japon… Et en France ? Pour l’instant, il se concentre autour d’une poignée d’activistes tentant de sortir de leur isolement via le site www.freegan.fr. Outre Djo ou Le Radin Masqué, il y a Triskell, qui officie à Aix-en-Provence et explique au téléphone, à 9 heures et pas encore couché de sa mission du petit matin, les soucis bien français de sa chasse au trésor à lui. «Les fast-foods ne balancent plus leurs poubelles le soir comme avant, mais attendent le matin, se désole-t-il d’une voix éraillée. Et puis ici, c’est encore très zonard, les mecs arrivent avec leurs chiens, croient faire leurs rebelles, explosent les sacs et la mairie dépose plainte contre le magasin. En France, c’est plus une question de timing, je sais que si je vais à tel supermarché à 4 h 30, ça me laisse une demi-heure avant que les poubelles passent.» Moins facile apparemment que sur les trottoirs de Manhattan où le butin n’attend que d’être ramassé par un leader crypto-marxiste barbu en rollers… Trouvé ici: http://www.liberation.fr/transversales/grandsangles/289661.FR.php Partager ce message Lien à poster Partager sur d’autres sites