Animal 0 Posté(e) le 4 avril 2008 "Poisson peiné" Le bien-être des poissons est une préoccupation assez récente, tant chez les activistes que les chanteurs pop, tant chez les chercheurs que les professionnels de la pisciculture. Jusqu’au début des années 2000, on pensait que le poisson était, en gros, un animal très con, sans mémoire, incapable de souffrir. Comment cette bête sans néocortex (partie du cerveau siège de fonctions complexes chez les mammifères) aurait-elle pu éprouver quoi que ce soit ? Depuis, plusieurs études ont démontré que ces hypothèses étaient fausses. En particulier, les travaux de la Britannique Lynne Sneddon ont révélé en 2003 la présence de nocicepteurs (récepteurs de la douleur) chez la truite, ainsi que des comportements dépourvus d’ambiguïté lorsque l’on lui injectait dans les lèvres du venin d’abeille ou de l’acide acétique. Douleur muette. Si bien qu’il existe désormais un consensus scientifique autour du fait que les poissons, comme les mammifères et les oiseaux, peuvent ressentir la douleur. A leur manière : muette. Conséquence, les attitudes changent progressivement, irréversiblement. Le premier secteur concerné est la pisciculture. Dès 2005, le Conseil de l’Europe a adopté une longue «Recommandation», détaillant les pratiques souhaitables dans cette industrie, «considérant à la lumière de l’expérience acquise et des connaissances scientifiques que les méthodes d’élevage et d’abattage utilisées actuellement dans les élevages commerciaux peuvent ne pas répondre à tous les besoins des animaux et, par conséquent, à leur bien-être». L’an dernier, l’Organisation mondiale de la santé animale (qui a conservé son ancien sigle d’OIE pour Organisation internationale des épizooties) a ébauché à son tour des «lignes directrices en faveur du bien-être des animaux aquatiques vivants», consignes très détaillées traitant des conditions de transport par bateau jusqu’à l’abattage. Aujourd’hui, plus aucune grande revue scientifique n’accepte de publier des travaux sur les poissons si les chercheurs ne sont en mesure de prouver que les animaux ont été traités de manière «éthiquement responsable» : pas de souffrance inutile, anesthésie des sujets lors des manipulations, habilitation de l’équipe à conduire ces travaux, etc. En Europe, ces préoccupations vont bientôt se traduire par des mesures concrètes et des normes. La Commission a demandé à l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) de rendre d’ici fin juin un avis scientifique sur les conditions d’élevage de plusieurs espèces : saumon, truite, carpe, bar, daurade et anguille. L’EFSA s’appuiera elle-même sur les résultats de programmes européens de recherche lancés ces dernières années : Wealth, Wellfish, Seafoodplus, Benefish, etc. qui s’interrogent sur les bases biologiques du bien-être des poissons et tentent de définir des indicateurs comportementaux. De quelle manière telle espèce de poisson réagit-elle à tel type de stress ? Quelles sont les conditions environnementales les plus adaptées au confort de l’animal ? Ce sont des questions sur lesquelles il y avait à peu près tout à faire. Saturation gazeuse. Aux commandes de ce chantier, on trouve principalement des Scandinaves (Norvégiens et Danois) et des Anglo-Saxons, leurs pays respectifs étant ceux où le souci éthique est le plus grand… et la pisciculture la plus développée. Ici, éthique et productivité se rejoignent facilement puisque les poissons bien traités grandissent généralement mieux. Il en va tout autrement dans le secteur de la pêche, comme on le verra. En France, ce sont principalement l’Ifremer (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer) et l’Inra (Institut national de la recherche agronomique) qui travaillent sur ces questions. Près de La Rochelle, dans le joli village de L’Houmeau, l’Ifremer a investi un ancien séminaire dans les caves duquel les chercheurs étudient actuellement les conditions du bien-être des bars et des daurades d’élevage. Des spécimens d’environ un an s’ébattent dans de grandes cuves en plastique équipées de self-feeders (les poissons fixent eux-mêmes l’heure des repas et les quantités en poussant de la tête sur une tige). La doctorante Sandie Millot étudie en ce moment leur comportement alimentaire après un «stress aigu» : une minute hors de l’eau, situation qui peut se produire dans un élevage lorsqu’on change les poissons de bassin. Stress suivi de trois semaines d’observation, puis rebelote. La réponse des bars est étonnante : ils se mettent à réclamer plus souvent de la nourriture, et en même temps ils en consomment moins. La chercheuse Marie-Laure Bégout supervise ces travaux. Cette spécialiste de l’écologie comportementale du poisson, qui participe à la coordination des travaux au niveau européen, estime que ces études répondent à la fois à une demande sociétale (un meilleur traitement des animaux), à la demande de normes voulues par la Commission et aux besoins des producteurs, qui ont travaillé jusqu’à présent avec des méthodes empiriques. «Les éleveurs savent dire en un coup d’œil si les poissons vont bien ou pas, rien qu’en les regardant nager. Mais parfois, en l’espace d’un quart d’heure, ils peuvent perdre tout leur cheptel, par exemple parce qu’un joint fissuré aura provoqué une sursaturation gazeuse de l’eau.» Les indicateurs fournis par les scientifiques leur seront donc précieux. Pieuvres malignes. Et l’éthique là-dedans ? «Notre premier souci, c’est que les poissons aillent bien», affirme Carole Di Poï, jeune chercheuse à l’université Jean-Monnet de Saint-Etienne (Laboratoire d’écologie et de neuro-éthologie sensorielles), qui examine entre autre les liens entre physiologie et relations sociales chez les bars, en collaboration avec l’équipe Ifremer de La Rochelle. «Il est difficile de déterminer le niveau de douleur chez un animal qui ne communique pas, il faut donc trouver des indicateurs physiologiques et comportementaux de son stress.» C’est moins simple que chez la poule ou le cochon. Au centre Ifremer de Brest, Jeannine Person travaille depuis plusieurs années avec diverses instances européennes sur l’amélioration des conditions d’élevage. Paradoxalement, l’apparition d’études sur la perception de la douleur chez le poisson n’a pas facilité la tâche. «Ces débats ont ralenti les travaux du Conseil de l’Europe. Car on parlait jusqu’alors en termes de stress et de situation d’inconfort. Subitement, avec la souffrance, c’est devenu plus complexe.» Peu importe désormais les termes employés : les acteurs de la pisciculture, témoignent Marie-Laure Bégout et Jeannine Person, sont soucieux de connaître pour chaque espèce les bonnes pratiques (densité d’élevage, alimentation, etc.) puisque c’est dans leur intérêt. Les pêcheurs sont plus réticents, pour le moins. Faudra-t-il un jour euthanasier les poissons dès la sortie du chalut, au lieu de les laisser suffoquer sur le pont ? Faudra-t-il arrêter la pêche aux espèces des grands fonds (empereur, sabre, grenadier, siki) parce que la remontée brutale provoque une décompression qui leur fait éclater la vessie et surgir les yeux des orbites ? Déjà aux prises avec la raréfaction de la ressource et l’explosion du prix du gas-oil, l’industrie de la pêche semble rigoler rien qu’à l’idée qu’on veuille lui donner des cours sur le bien-être des poissons. La pression pourrait venir des consommateurs. En Suisse, depuis septembre 2006, le distributeur Migros commercialise des poissons labellisés «Fair Fish» (respectant les directives édictées par l’association du même nom), ce qui signifie que chaque animal a été étourdi et tué immédiatement après sa sortie de l’eau. Une première mondiale ! Cela dit, seuls des pêcheurs côtiers du Sénégal ont accepté de se plier aux conditions imposées par le label… en échange d’un soutien à des projets locaux. Un meilleur abattage des poissons est pourtant susceptible de se traduire par une meilleure conservation : «On peut gagner jusqu’à trois semaines sur glace pour certaines espèces», indique Marie-Laure Bégout. Et les pêcheurs à la ligne ? Tous n’ont pas la même faculté d’empathie que Paul McCartney. Certains opposent même le bon sens à la science, avec des arguments du genre : «Si les poissons avaient mal, ils se laisseraient ramener au bord sans se débattre, pour soulager la douleur de l’hameçon, au lieu de filer vers la rive d’en face en tirant sur la ligne.» Ceux-là ne seront pas facile à ramener dans le camp de la «pêche éthique». Pour l’instant, aucune recommandation ou «ligne directrice» internationale ne se soucie du bien-être des crustacés et des céphalopodes (pieuvre, calmar, seiche), bref des invertébrés marins. Pourtant, là aussi, la recherche bouscule les idées reçues : les homards peuvent avoir des comportements complexes, les pieuvres sont plus malignes qu’on ne le croit. Peut-être que demain, la vue d’une langouste agonisant sur un étal de poissonnier nous deviendra insupportable. Quant à la balancer vivante dans un court-bouillon… Ceux qui ne sont pas encore convaincus que nos amis des mers et rivières sont tout à fait capables de passer de mauvais quarts d’heure se tourneront vers deux textes de référence : «Current Issues in Fish Welfare», article très accessible (quoiqu’en anglais) publié en février 2006 dans le Journal of Fish Biology (1), ou mieux encore, le livre Fish Welfare, paru en décembre dernier aux éditions Blackwell, qui regroupe les contributions des meilleurs spécialistes du domaine (welfare veut dire bien-être). Rien de tout cela ne doit empêcher de manger du poisson, pourvu qu’il ne soit pas cuisiné «au bleu», et donc découpé ou ébouillanté vivant. (1) Article consultable gratuitement sur www.blackwell-synergy.com, en entrant le titre de l’article dans le moteur de recherche. 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