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L'adoption entre espèces est un accident

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Une lionne recueille une petite antilope, un léopard réconforte un bébé babouin... Compassion ou anecdote ? Le point avec un éthologue qui a lui-même adopté une louve.

Interview de Pierre Jouventin, écoéthologue, directeur de recherche émérite au CNRS.

 Après avoir dévoré une mère impala, une lionne "adopte" le petit qu'elle a laissé. ©️CATERS NEWS AGENCY/SIPA

Sciences et Avenir : On observe parfois d'étonnantes scènes d'adoptions inter-espèces. Comment expliquer de tels comportements ?

Pierre Jouventin : L’adoption inter-espèces est un sujet intéressant, mais difficile, car il se trouve au carrefour de l’éthologie, de la science du comportement, et de l’éthique. Pour les militants de la cause des animaux, elle montre que ces derniers s’entendent tous, que la tendresse est un sentiment universel. De leur côté, les scientifiques préfèrent ignorer le sujet, qu’ils estiment anecdotique.

Ce comportement s’observe pour des espèces sociables. Chez celles-ci, le très jeune animal ne connaît pas encore son espèce. Il s’identifie, par imprégnation sociale, au groupe dans lequel il vit et grandit. Ce phénomène a été mis en évidence par l’éthologue Konrad Lorenz avec des œufs d’oie : après l’éclosion, les petits lui ont emboîté le pas comme s’il était leur parent, car les oisons sont programmés pour suivre la première chose qui leur passe sous les yeux à la naissance, que ce soit un humain ou une voiture de pompier. Dans le cas de la lionne, si elle vient de perdre son petit, qu’elle est "en mal d’enfant" et qu’elle tombe sur une petite gazelle, elle l’adopte. Elles n’ont pas grand-chose en commun, mais cela fait de belles photos

Sciences et Avenir : Vous et votre famille avez vécu avec une louve, Kamala *. Un cas d’adoption inter-espèces…

Pierre Jouventin : Il y a une trentaine d’années, en effet, un directeur de zoo nous a confié cette jeune louve qui n’avait pas encore ouvert les yeux. Elle nous a pris pour ses parents ! Nous sommes devenus sa famille, une famille recomposée dont l’un des membres était d’une autre espèce. Kamala se croyait humaine et vivait avec nous comme au sein d’une troupe de loups. Car nous avons des points communs avec cet animal. On l’oublie, à l’heure des supermarchés, mais l’homme a longtemps traqué le gros gibier en groupe. Et qu’est-ce qu’une meute, sinon l’association de plusieurs individus réunis pour chasser ensemble de grosses proies ?

La sélection par l’homme du chien, qui descend du loup, a débuté il y a 36.000 ans, soit 25.000 ans avant qu’ils ne se sédentarisent. Entre eux deux, c’est donc une vieille histoire ; un exemple ancien d’adoption inter-espèces. Des hommes préhistoriques ont dû prendre avec eux un louveteau très jeune, et celui-ci, qui se pensait dans sa meute, devait les aider à chasser. Ce loup était-il altruiste ? Lorsque ma compagne se baignait et que notre louve la ramenait au rivage, était-ce par altruisme ? En réalité, elle se comportait avec elle comme elle l’aurait fait avec un de ses louveteaux. Elle était programmée pour défendre son groupe et son patrimoine génétique. C’est de la mécanique, avec ses règles.

Sciences et Avenir : L’adoption est-elle le propre des mammifères ?

Pierre Jouventin : Non, l’exemple des oies de Lorenz montre que cela concerne aussi les oiseaux. Mais c’est un accident qui, normalement, ne se produit pas dans la nature. D’ailleurs, la lionne et l’antilope ne vivent ensemble que si la première est repue. Lorsqu’elle a faim, l’affaire est vite réglée. Pour que le lien s’établisse, il faut que le parent adoptant soit dans un état physiologique de manque, qu’il s’ennuie, ou que l’humain interfère en liant deux espèces : en confiant un petit cochon ou un chaton à une chienne, par exemple. Mais là où nous avons tendance à discerner de l’amour et de la tendresse, il n’y a rien d’autre qu’un mécanisme éthologique… Et nous projetons ce que nous voulons y voir !

Sciences et Avenir : Les animaux s’occupent parfois de leurs congénères malades ou handicapés. Sont-ils capables de compassion ?

Pierre Jouventin : Bien sûr ! L’empathie chez les animaux est scientifiquement prouvée. Elle est liée aux neurones miroirs, qui permettent par exemple à un singe de copier le geste d’un congénère. C’est aussi grâce à eux que nous pouvons nous mettre à la place d’autrui afin de ressentir les mêmes émotions. Les mammifères supérieurs ont tendance à s’identifier à l’autre, et plus encore s’il s’agit de proches ou de membres de leur famille. C’est une empathie programmée

Pour ce qui est de l’aide aux handicapés, elle a été observée chez de multiples animaux, mais nous ne savons pas l’interpréter. Nous sommes là dans une zone frontière : à quel moment s’arrête la science ? Si un chien va tous les jours sur la tombe de son maître, est-ce que cela a un sens ? Y va-t-il pour son maître enterré là ou pour la nourriture que des gens déposent à son intention ?

Sciences et Avenir : Mais les frontières ne sont-elles pas en train de bouger, au fur et à mesure des découvertes scientifiques ?

Pierre Jouventin : Oui, tout à fait. Longtemps, on a cru que l’homme était le seul à se reconnaître dans un miroir. Puis on a découvert, grâce à des expériences, que les chimpanzés se reconnaissaient eux aussi. Mais aussi, ces dernières années, les dauphins, les éléphants, les cochons... 

Les compétences humaines ne sont pas spécifiques. L’homme est un animal. Original, extraordinaire, certes, mais un animal quand même ! Et le propre de l’homme n’existe pas. Darwin l’a dit en son temps : entre nous et les autres espèces, il n’y a pas de différence de nature, mais seulement de degré

Depuis 2000 ans, on oppose l’instinct à l’intelligence. Or il y a un mélange d’inné et d’acquis chez l’homme, comme chez l’animal… quoique peut-être en proportions différentes.



Sciences et avenir 14/4/2015

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