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Animal

Derrida à poil

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Lundi 27 février 2006 -
Un essai posthume du philosophe


Derrida à poil


Un an et demi après la mort de Jacques Derrida paraît un livre où l'on découvre qu'il se passionnait pour les animaux. Afin de repenser la morale et la justice. Eblouissant

Le livre commence comme une méditation sartrienne sur le regard de l'autre : n'est-ce pas quand les yeux d'autrui sont posés sur moi que je me trouve contraint de me demander qui je suis ? A cela près que l'autre, ici, est un animal. Un chat. Telle est en effet la scène inaugurale à partir de laquelle Derrida va développer sa réflexion : dans la salle de bains, au moment où il s'apprête à prendre sa douche, il voit son chat le regarder. Le philosophe « à poil » ne peut s'empêcher d'être saisi d'un sentiment de pudeur, et même de honte.
Il se demande alors : qu'est-ce que cela signifie de vivre avec les animaux ? Qu'est-ce que cela signifie pour nous, mais aussi pour eux ? En sachant bien que toute réponse à de telles questions engage nécessairement une définition de l'homme, mais aussi de la société, de la morale, de la justice... Problèmes immenses qui furent au centre des préoccupations de Derrida dans les dernières années de sa vie et auxquels il consacra un grand nombre de conférences et de séminaires. Il avait même le projet d'un ouvrage, qu'il n'eut pas le temps de mener à bien. Heureusement, plusieurs textes étaient rédigés (certains déjà publiés), et ils sont aujourd'hui rassemblés en un volume dont il faut bien dire qu'il est aussi troublant que passionnant.


Au début, il avance prudemment, en évoquant certaines figures littéraires et poétiques de l'animal, et notamment du chat : celui dont nous parlent Baudelaire ou Rilke, ou encore Hoffmann et Lewis Carroll... Mais c'est plutôt la tradition philosophique qu'il a l'intention de revisiter. Car l'animal, dans cette tradition, est presque toujours considéré comme l'autre absolu, celui sur l'exclusion duquel les penseurs les plus différents les uns des autres, et à toutes les époques, ont fondé leur définition de l'humanité, de la société... Et même fondé les principes de leurs philosophies. Leur croyance commune, c'est que l'animal est bête ; il ne parle pas et ne pense pas. C'est vrai chez Descartes, bien sûr, avec sa théorie de l'animal-machine, qui veut que l'animal puisse « réagir » mais jamais « répondre ». Mais c'est également le cas chez les auteurs du XXe siècle, dont on sait à quel point Derrida les a admirés (et sur lesquels, comme par l'effet d'une déception, il s'autorise à avoir des mots assez durs), comme Levinas ou Lacan. Tous dénient à l'animal les facultés qui définissent l'homme : la raison, l'inconscient, la parole, le visage... Derrida ne prétend pas qu'ils ont forcément tort. Mais il s'inquiète de leurs certitudes et il remarque que bien des propos qu'ils tiennent sur les bêtes pourraient valoir pour les hommes. Pourquoi dès lors chasser la bête au lieu de la suivre ? Cela va jusqu'au fait de « mourir », que Heidegger refuse à l'animal. Mourir, c'est le propre de homme, et par conséquent l'animal ne meurt pas, il crève. Et jusqu'au « visage » encore, par la présence et la reconnaissance duquel Levinas détermine l'exigence morale. Interrogé un jour sur le point de savoir si l'animal possédait un visage, Levinas répondit qu'il ne savait pas s'il était possible d'affirmer que le serpent en avait un. Mais pourquoi choisir le serpent ? Et non le chat, ou le chien ? Et pourquoi ont-ils tous considéré qu'il y avait d'un côté les hommes et de l'autre les animaux - tous les animaux confondus, rangés malgré tout ce qui les distingue dans un ensemble indifférencié ?
Derrida leur oppose alors une simple formule de Bentham, qui nous donne sans doute la clé de son livre : le problème n'est pas de savoir si les animaux peuvent parler ou penser, mais s'ils peuvent souffrir. Can they suffer ? La réponse ne fait aucun doute. Et l'on sent que cette souffrance des animaux, celle - terrible - que les hommes leur infligent, fait souffrir Derrida au plus profond de lui-même. Et puisqu'il définissait autrefois la « déconstruction » (c'est-à-dire tout son travail philosophique) comme la « justice », il veut « déconstruire » encore et encore pour élargir le champ de cette justice. Non pas qu'il adhère totalement à l'idée proposée par certains auteurs contemporains d'un droit des animaux. Mais il préfère cela à la cruauté.
Au bout du compte, le lecteur se demandera peut-être : que propose donc Derrida ? On ne le sait pas très bien. Le savait-il lui-même ? Tout au plus voulait-il nous inviter à repenser notre pensée. Et à imaginer un monde où l'on ne ferait plus souffrir « les autres ».

« L'Animal que donc je suis », par Jacques Derrida, édition établie par Marie-Louise Mallet, Galilée, 232 p., 32 euros. Vient de paraître également : « Insister. A Jacques Derrida », par Hélène Cixous, Galilée, 130 p., 25 euros.

Jacques Derrida, né en 1930, est décédé en 2004. Il est l'auteur d'une oeuvre considérable. Parmi ses nombreux ouvrages : « l'Ecriture et la Différence » (Seuil, 1967), « Marges de la philosophie » (Minuit, 1972 ), « Spectres de Marx » (Galilée, 1993), « le Monolinguisme de l'autre » (Galilée, 1996).

Par Didier Eribon
Nouvel Observateur - 23/02/2006

27 février 2006

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