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Animal

Laissez-les vivre

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Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 30 novembre 1975

Laissez-les vivre

Le merle noir et la merlette couleur d'écorce sont perchés côte à côte et tête-bêche sur une branche du marronnier. Elle regarde vers le rez-de-chaussée, lui vers la fenêtre du troisième. Là-bas et là-haut habitent de généreuses personnes de l'espèce humaine qui donnent régulièrement à manger aux pigeons. Le couple malin en prend toujours sa part, sans se mêler à la foule, par incursions rapides sur le bord du rassemblement glouton. De crainte des coups de bec, sans doute. Les pigeons n'aiment pas qu'on vienne manger dans leur assiette. Ils ont toujours peur de manquer. Ils avalent à toute vitesse. Ils engouffrent des quantités incroyables. Leur jabot s'arrondit comme une femme enceinte au huitième mois et demi. Quand il n'y a plus une seule graine, ils relèvent la tête, l'œil ahuri. Ils sont toujours étonnés par le fait que ce soit terminé. Leur cerveau doit être enroulé dès leur naissance autour de l'image d'un festin qui ne s'achève jamais, une montagne de riz, de maïs ou de pain mouillé sur laquelle ils sont posés, et qu'ils mangent, mangent, mangent pendant la vie éternelle. Le paradis-pigeon...

Hélas ! avec ou sans ailes, on ne trouve rien de tel sur la Terre. Tout y a une fin. Ils s'envolent. Autant recommencer ailleurs.

Le merle et la merlette sont partis depuis longtemps. Ils n'aiment pas tellement la table d'hôte. Ils sont plus gourmands qu'affamés. Lui est allé se percher sur l'antenne de TV. C'est de là que le matin, il prévient, en chantant, toutes les bêtes du quartier, et les humains qui veulent l'entendre, que ce n'est pas encore aujourd'hui que la nuit va prendre racine, et qu'une fois de plus le jour se lève. Le jour nouveau, rose dans l'œil du merle quand le soleil s'annonce, gris quand c'est la pluie, le jour toujours superbe. Le jour de lumière et de vie.

Y pensez-vous parfois, le matin, que la nuit aurait pu rester? Je sais, vous avez appris à l'école : la Terre tourne, la nuit ne peut pas durer, c'est scientifique. Voilà où nous en sommes, avec nos connaissances : le jour ne nous émerveille plus. C'est un phénomène ordinaire. Le merle, lui, n'a rien appris. Il sait que le retour de la lumière est miraculeux. Et il chante...

Si nous pouvions, chaque matin, commencer la journée en étant un peu merles...

Retourner à l'"obscurantisme" primitif ? Renier nos connaissances ? Non. Aller au-delà. Si nous perçons la croûte de notre science, nous nous trouvons aussitôt devant le gouffre du mystère. La Terre tourne, le soleil brille, notre peau le sent, notre esprit le sait, la plante le boit… Pourquoi ? La science essaie de dire comment, mais sur le pourquoi elle se tait. Personne ne peut donner la réponse. Nous pouvons seulement répondre par la joie. Le jour se lève, le jour est un miracle, le soleil est un miracle, le merle est un miracle, la vie est un miracle... Rien de tout cela n'est ordinaire, banal, scientifique, explicable. Et que vous continuiez d'être un être vivant, qui voit, écoute, sent et pense, c'est un enchaînement de miracles, seconde apres seconde...

C'est parce que nous l'oublions à chaque instant que nous avons si peu de considération pour la vie des autres vivants. Chaque année, à l'automne, une partie de la population humaine mâle de notre pays empoigne ses fusils et se précipite dans les campagnes pour tuer. Sans autre raison, sans autre besoin que le plaisir de tuer. En ma chère Provence, à la campagne, il n'y a plus d'oiseaux. Quand il en surgit un, égaré, imprudent, gros comme un tétard, cinquante chasseurs se précipitent pour le massacrer. Ailleurs, on élève des faisans qu'on jette devant les pieds des hommes armés, bottés, valeureux... Les bêtes, habituées à la mangeoire, n'ont même pas peur. Les héros s'en donnent à coeur joie, ça sent la poudre, la plume vole, on termine par un gueuleton. Le grand air et le meurtre donnent bonne mine.

Ce qui est très profondément déplorable, c'est moins la tuerie elle-même que le fait d'avoir en France plus de deux millions de tueurs. C'est plus grave pour les hommes que pour les bêtes. Et il est grave pour la France que les présidents de la République donnent traditionnellement l'exemple du massacre. Je ne connais rien de plus navrant que le spectacle du président et de ses invités posant, satisfaits et solennels, derrière leurs victimes alignées sur le sol. Quelle victoire ! Si un de leurs enfants en faisait autant avec des mouches, ils le corrigeraient et craindraient pour son équilibre mental...

Le premier président qui transformera les tirés de Rambouillet en refuge d'oiseaux laissera un nom dans l'histoire de France et d'Europe. Inviter les ambassadeurs à aller voir les oiseaux au lieu de les tuer, quelle leçon ce serait pour tous les hommes...

J'ai des amis chasseurs. Ils ne sont pas tout à fait mes amis. Il y a leur fusil entre nous. Et vous qui êtes chasseur et qui me lisez, vous êtes aussi presque mon ami. C'est pour eux, c'est pour vous que j'écris ceci : la prochaine fois que vous irez à la chasse, essayez, honnêtement, de faire ce petit exercice, au moins une fois : quand vous aurez un oiseau ou un lapin au bout de votre canon, n'appuyez pas aussitôt sur la détente. En un instant, regardez-le, VOYEZ-LE, tel qu'il est, miracle de vie en mouvement, combinaison prodigieusement organisée da chair, de sang. d'efficacité et de beauté. Il a fallu trois milliards d'années pour le fabriquer et le mettre au point dans sa perfection. Allez-vous le détruire. VOUS ? Si votre index appuie, voilà, oui n'êtes plus que cela, réduit à la dimension de cette phalange, commandée par un instinct automatique qui est devenu votre maître et sous laquelle votre personnalité disparaît. Si vous VOYEZ, si vous admirez et laissez vivre, c'est votre esprit qui est entré en jeu, votre esprit d'homme capable de comprendre et d'aimer. Et alors,quelle joie vous éprouverez, qui se renouvellera sans cesse... Pour avoir VU la vie en un instant, vous allez la reconnaître et la voir partout. Dans ces arbres nus parmi lesquels vous marchiez sans les regarder et dont chaque cellule prépare avec puissance, avec obstination, le retour du printemps. Sous l'herbe sèche que vous foulez, et dont les racines vives contiennent les plans et l'élan de l'herbe nouvelle. Dans la motte de terre que votre semelle aplatit, et qui abrite autant de vies microscopiques qu'un ciel d'étoiles. Et en vous-même, qui sans cesse oubliez que vous vivez...

Au fusil, au piège, à la strychnine, on tue, on tue, on tue.

Involontairement, on détruit. Le D.D.T. perturbe la ponte et la reproduction. Pour laisser passer les tracteurs, on a rasé las haies. Elles étaient l'habitat des plus charmants de nos oiseaux : le rouge-gorge, le bruant, la fauvette, la linotte, le pinson. Ils disparaissent avec elles.

Traqués, fusillés, empoisonnés, chassés dans toutes les campagnes, les oiseaux se sont réfugiés dans les villes. Il y a un couple de faucons au sommet d'un clocher parisien, je ne vous dirai pas lequel: II y a par bonheur des merles dans tous nos jardins et nos squares, des moineaux sur nos trottoirs, des pigeons sur nos toits.

Mais l'inexplicable, furieux instinct de destruction de l'homme les poursuit jusque là. Il a pris une forme administrative. On fait la guerre aux pigeons sous prétexte de propreté. Les crottes de pigeons souillent les statues, et les façades de certains ministères…

Quel dommage ! Quelle injure ! Ne pourrait-on pas, tout simplemant, les nettoyer ? Ce serait un beau métier d'être nettoyeur de statues... D'aller brosser les cheveux d'Alfred de Musset, caresser les épaules des Trois Grâces da Maillol... Cela coûterait cher? Cela ferait quelques chômeurs de moins à payer... Et j'aimerais savoir combien coûte la guerre aux pigeons, dont sont souvent victimes les moineaux. Vous avez pu voir dans la presse la photo de moineaux pris à la glu sur la corniche d'un immeuble et morts de faim, de soif et de peur. On m'a assuré que ce n'étaient pas les services municipaux qui avaient ordonné ce piègeage, mais sans doute le ou les responsables de l'immeuble en question. Je voudrais que celui qui a donné l'ordre de poser ces gluaux fasse un instant l'effort d'imaginer que c'est lui ou son enfant qui est pris jusqu'aux hanches dans une colle dont il ne peut s'arracher, au bord d'une falaise, sous le soleil et la pluie, personne ne venant lui porter secours, dans l'horreur et le désespoir, jusqu'à la mort... Je voudrais que chaque chasseur fasse l'effort d'imaginer qu'il est à l'autre bout de sa ligne de mire, que c'est lui qui va recevoir tout à coup la charge effroyable qui va lui broyer le corps...

Je sais : on va me taxer de sensiblerie. C'est vite dit. C'est surtout à nous, les hommes, que je pense. Tuer nous avilit. Chaque coup de fusil blesse celui qui tire, et blesse l'espèce humaine tout entière.

Les oiseaux sont l'écriture de Dieu entre l'arbre, la terre et l'homme. Le vol d'un oiseau explique et pose des mystères, montre le ciel, dessine l'amitié. Son chant est le langage universel que nous comprenons sans avoir besoin de le connaître. Il nous parle de joie et d'amour. Les oiseaux obligent les hommes à lever la tête vers le ciel. même ceux qui les tuent. Ils nous aident à vivre. En les tuant. nous détruisons ce qu'il y a de plus léger, de plus lumineux, de meilleur en nous.

(trouvé dans un forum)

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