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La Patagonie veut éliminer les castors

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Le paysage est typique de la Terre de Feu, une des contrées les moins habitées du globe, mais qui de tout temps a fasciné les scientifiques (Charles Darwin) et les romanciers (Jules Verne). Au loin, une chaîne de montagnes aux pics enneigés qui, telles des pâtisseries sur un ciel bleu incandescent, semblent à portée de main. Un peu plus bas tourne en cer­cles concentriques un condor solitaire, prêt à plonger sur une hypothétique proie. Plus bas encore, une vallée grandiose où une quarantaine de guanacos paissent l’herbe, l’échine courbée. Tout près, des caiquenes (ou bernaches de Magellan) picorent du blé sauvage en promenant des regards inquiets autour d’eux. Ce qui détonne dans le paysage, c’est le lit d’un ruisseau qui a débordé et inondé les berges ainsi qu’un bois à proximité.

Nous descendons à pied vers la vallée en suivant Mauricio Chacon, chef des gardes forestiers de la réserve Karukinka, au Chili. Quand nous pénétrons dans le bois, nous tombons sur une scène digne d’un champ de bataille, avec ses arbres qui agonisent. « Ce sont des lengas » (hêtres de la Terre de Feu), dit le garde forestier, en désignant les troncs asséchés ou sectionnés en deux. Entre les branches, il nous fait signe pour que nous observions au loin : au milieu de l’étang trône un amas compact de branches, de troncs et de boue, la hutte d’une famille de castors ! Et puis, tout autour du bassin, nous apercevons un imposant barrage, savamment confectionné, comme on en trouve dans les forêts du Québec.

« Je reconnais l’ingéniosité de la bête, mais je la déteste : elle est en train de détruire les forêts de mon enfance », lance-t-il.

Partout où nous sommes allés, nous nous sommes butés à la même ambivalence envers le rongeur canadien qui, une fois implanté dans un lieu donné, prend ses aises. Nous sommes venus faire de la recherche et du repérage pour un documentaire (produit par Océan Télévision) sur la présence du castor en Terre de Feu.

Quelques jours plus tard, nous visitons une autre réserve naturelle, en Argentine celle-là. Cette fois, le paysage est non seulement plat, mais dépourvu d’arbres. Tout de même, une colonie de castors s’est installée aux abords d’un cours d’eau sinueux. « Un des aspects les plus inquiétants de la présence du castor en Terre de Feu, c’est qu’il n’envahit pas que les forêts, mais aussi les steppes où il n’y a aucun arbuste ! » explique Emilce Gallo, biologiste pour l’Administration des parcs nationaux.

La biologiste met en lumière les différences entre le sol canadien et celui de la Patagonie. Si au Canada les étangs de castors contribuent à créer des ouvertures dans les forêts denses, ce qui permet à des plantes et à certains animaux de survivre, il en va tout autrement en Patagonie, où la flore n’a pas la même capacité de se régénérer. Une fois les arbres (surtout la lenga et le guindo, ou hêtre de Magellan) dévorés par les rongeurs, les lieux se transforment en pâturages et peuvent demeurer ainsi pendant plus de 20 ans. « Il n’est pas rare de voir des castors faire tomber en quelques après-midis une lenga de plus de 400 ans ! » ajoute-t-elle.

Mais comment les castors canadiens se sont-ils rendus à l’autre bout du continent ? L’histoire ne s’invente pas. L’initiative est venue de la marine argentine, sous le président Juan Perón (sauveur pour les uns, dictateur pour les autres), tout juste après la Deuxième Guerre mondiale. Selon les autorités de l’époque, on cherchait à « enrichir » la faune de la Patagonie, cette région mythique que se partagent le Chili et l’Argentine et qui va, grosso modo, du rio Negro au cap Horn.

Des responsables de la marine argentine prennent contact avec les autorités canadiennes, qui à leur tour communiquent avec un pilote de brousse manitobain nommé Tom Lamb. L’Argentine demande 50 castors, mais ce dernier n’en trouve que 20, qu’il offre pour 650 dollars canadiens chacun. Un marché est conclu. Non sans difficulté, par la voie des airs, Tom Lamb s’acquitte de sa mission après avoir effectué des arrêts à Miami, Rio de Janeiro et Buenos Aires. Il libère les 20 castors sur les rives du lac Fagnano, niché dans les montagnes à une centaine de kilomètres de la ville d’Ushuaia, en novembre 1946, sous les yeux ravis des responsables argentins.

« Il faut comprendre qu’à cette époque on agissait au nom du progrès », explique Alejandro Valenzuela, biologiste au service du parc national de Terre de Feu, en Argentine. L’objectif était de créer une industrie de la fourrure aussi prospère que celle du Canada, pays que le président Juan Perón admirait.

Pendant près de 40 ans, on interdit la chasse aux castors en Argentine pour que leur population puisse croître. Et c’est ce qui se produit : en 1964, des gardes forestiers chiliens repèrent le premier castor au Chili. Puis quand, en 1983, s’apercevant de la rapide colonisation du territoire par le rongeur, le gouvernement argentin lève l’interdit sur sa chasse, il est déjà trop tard. En 1992, on le retrouve dans un parc national à proximité de la ville chilienne de Punta Arenas, au nord du détroit de Magellan, c’est-à-dire sur ce que les Fueginos (les habitants de l’archipel de la Terre de Feu) appel­lent le « continent ».

« La situation est devenue alarmante, parce qu’ici il n’y a ni ours ni loups », explique Marta Lizarralde, chercheuse argentine au Conseil national de recherches scientifiques et techniques, qui étudie la présence du castor dans son pays depuis les années 1980. Sur le « continent », le castor croise parfois le renard roux et le puma, mais le premier est trop petit pour s’attaquer à lui, alors que le second est en voie d’extinction. Le castor n’a donc aucun prédateur.

Entre-temps, l’industrie de la fourrure tant souhaitée ne prendra jamais son essor. « La région ne disposait pas d’une main-d’œuvre qualifiée pour traiter ces fourrures adéquatement, dit Alejandro Valenzuela. Et puis, au Chili comme en Argentine, la culture du trappeur n’existe pas, comme c’est le cas en Amérique du Nord », souligne-t-il.

En 2006, le gouvernement chilien prend les grands moyens et fait venir des spécialistes du Canada pour former des employés du ministère de l’Agriculture, afin que ces derniers forment à leur tour des habitants de la région désireux de chasser le castor. « J’ai passé des journées entières à leur montrer comment se servir de pièges et dépecer un castor », raconte Pierre Canac-Marquis, maintenant retraité du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs du Québec. Or, les autorités offrent de maigres sommes pour les peaux, et pour cause : le marché de la fourrure, depuis le début des années 1990, dégringole, celle-ci n’ayant plus la cote.

Enfin, certaines zones occidentales de la Terre de Feu, comme la cordillère Darwin, sont si sauvages qu’elles comptent parmi les rares exemples de terræ incognitæ du globe, si bien que même les marins aguerris les évitent.

Aujourd’hui, on dénombre plus de 150 000 castors en Patagonie, selon les estimations les plus crédibles. Il y a deux ans, on en a repéré un à Puerto Natales, ville située à une soixantaine de kilomètres du parc national Torres del Paine, vache à lait du tourisme du sud du Chili, ce qui a alerté l’opinion publique de ce pays.

Depuis, les écologistes et les responsables de l’environnement de l’Argentine et du Chili s’entendent sur la nécessité d’éradiquer le castor ou, à tout le moins, de maîtriser sa population. Les deux pays jurent qu’ils tiendront leur promesse faite en 2007, année où ils ont signé un traité binational visant à s’attaquer à la prolifération du castor en Patagonie. Chacun d’eux a mis en branle un projet-pilote, le Chili à la réserve Karukinka, l’Argentine à la réserve naturelle de Terre de Feu. Or, des deux côtés de la frontière, les gouvernements tardent à débloquer les fonds nécessaires, évalués à plus de 34 millions de dollars américains.

« Il faut dire qu’une majorité de la population estime qu’il y a des problèmes plus urgents dans la région, comme le sous-financement de l’éducation », dit Marta Lizarralde, évoquant des sondages récents auprès des habitants d’Ushuaia, ville dont l’économie demeure fragile depuis la crise de la fin des années 1990, et qui est de plus en plus dépendante du tourisme. De plus, la plupart des habitants de la région sont convaincus qu’éradiquer le castor de ces terres, vu l’ampleur du défi, est une entreprise vouée à l’échec. « Je crois également que la voie de l’éradication n’est pas réaliste et qu’on devrait plutôt empêcher la prolifération du castor », ajoute la chercheuse argentine.

Certains ont choisi de tirer parti de la situation, comme le chef Luis Gonzalez, qui offre à ses clients, dans son restaurant de l’hôtel Hain, à Punta Arenas, de la viande de castor (voir l’encadré). Ou encore Canal Fun, une entreprise d’écotourisme d’Ushuaia, qui permet aux gens de visiter des barrages de castors (voir l’encadré).

Pendant ce temps, le garde forestier Mauricio Chacon se dit très fier de participer au projet-pilote, sur lequel le gouvernement chilien fonde beaucoup d’espoir, et qui a débuté en octobre 2016 à la réserve Karukinka. « C’est vrai, ce ne sera pas facile d’éliminer le castor », admet-il en embrassant du regard le bassin où s’étend un cimetière de branches coupées. « Mais on n’a pas vraiment le choix, sinon les paysages uniques de la Terre de Feu disparaîtront. »

***Du ragoût de castor

S’il figure régulièrement dans les palmarès des meilleurs chefs du Chili, Luis Gonzalez le doit, d’une part, à l’originalité de sa cuisine, qui utilise des algues marines comme le cochayuyo, des épices telles que le merkén et des techniques culinaires empruntées tant aux autochtones (Mapuches, Selknams, Tehuelches) qu’aux immigrés européens de la région (Croates, Français, Suisses, Anglais). De l’autre, il doit sa renommée au castor canadien. À la fin des années 1990, un ami, alors gouverneur de la province de l’Antarctique chilien, lui téléphone pour l’inviter à cuisiner le castor à la mairie de Puerto Williams, village chilien le plus austral, situé sur l’île Navarino. Le bruit court que les villageois les plus pauvres se nourrissent de la viande de cet animal qu’ils chassent honteusement la nuit, depuis que le rongeur a envahi leur île. Après avoir passé plusieurs semaines à établir son menu, s’inspirant de son stage à El Bulli, le restaurant catalan tenu par Ferran Adrià, Luis Gonzalez prépare pour tous les habitants de Puerto Williams un véritable festin, composé de pâtés de castor, d’un ragoût de la bête agrémenté de calafate (berbéris à feuilles de buis) et d’un confit de pattes du rongeur. « À la suite de cet événement, croyez-moi, plus personne n’a eu honte de manger du castor, dit-il. Et moi, j’ai pris goût à cuisiner cette viande que je ne connaissais pas. » Quand on lui demande quel est le plat préféré de la clientèle de son restaurant de l’hôtel Hain, à Punta Arenas, il lance avec un sourire satisfait : « Les années passent et le succès du ragoût de castor ne se dément pas. »

***L’écotourisme à la rescousse

Quand, en 1997, Hernan Ferrari et son associé fondent Canal Fun, leur agence d’écotourisme, ils offrent d’emblée des excursions pour visiter les étangs de castors à proximité d’Ushuaia. « Au début, en ville, je me faisais regarder de travers », dit l’entrepreneur. Pourquoi célébrait-il une bête qui était en train de détruire leur région ? lui lançait-on à la figure. Ce que les gens ignoraient, c’est qu’il revenait d’un voyage au Canada. Il avait passé un été complet à planter des arbres dans le nord de la Saskatchewan, où il avait croisé des castors à quelques reprises. « Une fois que vous avez vu cet animal brillant, comment faire autrement que l’admirer ? » demande-t-il. Peu à peu, les esprits se sont calmés, les gens se sont habitués à ces excursions, et la concurrence s’est elle aussi mise à en offrir. « D’une part, cette offre a comblé les touristes plus jeunes et internationaux, qui exigeaient des expériences plus audacieuses, estime-t-il. De l’autre, le fait de permettre aux gens de voir le castor de visu a contribué à ce qu’on cesse de le diaboliser. » Hernan Ferrari assiste régulièrement aux séances d’information tenues par les gardes forestiers, et il demande à ses employés de donner aux touristes l’heure juste sur la situation du rongeur. « Oui, le castor ravage nos forêts, concède-t-il. Mais bon, depuis près de 70 ans, il vit parmi nous pour le meilleur et pour le pire. Et ça, personne ne peut le nier. »




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