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Jane Goodall

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LE MONDE 2 | 29.02.08
Sa longue enquête sur les chimpanzés l'a rendue célèbre. Grâce à elle, on
sait à quel point l'animal est proche de l'homme. A 73 ans, Jane Goodall
engage un nouveau combat. Dans "Nous sommes ce que nous mangeons" (Actes
sud), elle dénonce les aberrations de l'industrie agroalimentaire et lance
un plaidoyer pour une alimentation responsable. Rencontre avec une vieille
dame indignée. "Wou ! Hou ! Hou ! Hou ! Wou, wou !" A la tribune, Jane Goodall crie. Frêle silhouette, cheveux blancs, visage lumineux. Les trois cents enfants sont écroulés de rire. "Elle vous a adressé un bonjour en chimpanzé", leur
explique le traducteur. Les gamins, des tout jeunes, de la sixième à la
troisième, repartent à pouffer. Ils viennent d'écouter sagement le discours
du ministre de l'éducation, Xavier Darcos, qui s'est excusé d'être si long.
La tension se relâche.
Bien vite, un collégien demande la parole : Jane Goodall connaît-elle
d'autres expressions en langage singe ? Elle se lève aussitôt : "Je vais
vous raconter comment j'ai accueilli votre président au Gabon, cet été."
Elle demande au traducteur de jouer le rôle de Nicolas Sarkozy. "Vous savez,
explique-t-elle, marchant vers lui en se déhanchant, chez les chimpanzés,
hélas, les femelles, hélas, doivent d'abord faire des signes de soumission
pour aborder un mâle dominant." Elle avance baissant la tête, criaillant :
"Heu ! Heu ! Heu !" Puis elle se jette au cou du traducteur en poussant de
joyeux gémissements. "Cela signifie Bonjour Monsieur Sarkozy ! "

RIGOLADE GÉNÉRALE
Les collégiens sont venus à l'Ecole nationale de chimie de Paris rencontrer
l'extraordinaire docteur Jane Goodall dans le cadre de la campagne "L'Ecole
agit !", décidée pendant le Grenelle de l'environnement. Des appels à
"projets écologiques" ont été lancés dans tous les lycées et collèges de
France. Aujourd'hui, les élèves du sud de Paris viennent les exposer à la
primatologue. Un micro circule. Un bout de chou de fillette, un gamin tout
rouge de sixième, un gominé fiérot de troisième, expliquent comment ils
récupèrent les papiers, trient les déchets. L'un d'eux réclame de l'aide :
"Nous voudrions recycler, mais nous n'avons aucun moyen !" Emue, Jane
Goodall encourage les uns, félicite les autres. Elle interpelle le ministre
: "Je ne dirais pas que les enfants héritent de notre monde. Ce n'est pas un
cadeau !" Elle brandit un singe en peluche qui a été fabriqué par son ami
"Gary", un enfant aveugle qui, raconte-t-elle, fait de la plongée
sous-marine, du ski nautique, sculpte. A le voir, personne ne devine sa
cécité. "Tout est possible !" s'écrie-t-elle. Elle impressionne.
Le docteur Jane Goodall a bouleversé les sciences de la nature, l'éthologie,
toutes nos conceptions bornées sur les "animaux-machines" - de mauvais
prétextes, dit-elle, pour les massacrer. Elle a mené, sur les rives du lac
Tanganyika, en Tanzanie, la plus longue enquête jamais faite sur les
chimpanzés, vivant parmi eux, les étudiant jour et nuit. Elle a observé que
les singes effeuillent des brindilles et s'en servent pour "pêcher" des
fourmis, se soignent avec des plantes médicinales, cassent des noix à coups
de pierres. Elle a montré qu'ils développent chacun une personnalité,
forment des familles, se reconnaissent dans une flaque d'eau, transmettent
des connaissances à leurs petits.
Ses recherches, comme celles de Dian Fossey sur les gorilles et Frans De
Waal sur les bonobos, ont fait reculer le "propre de l'homme". Elles ont mis
en évidence l'usage d'outils, une conscience de soi, le recours à des
symboles, des formes de ruse, de politique et de culture chez les grands
singes. Elles ont révélé que nous étions "le troisième chimpanzé", leur
proche cousin. Des découvertes qui rendent leur extinction annoncée encore
plus odieuse.
Aujourd'hui, les instituts Jane Goodall comptent trente-huit bureaux dans le
monde (en France, janegoodall.fr), se consacrent à la protection des grands
primates, la création de sanctuaires animaliers, l'amélioration des zoos
(ChimpanZoo), l'étude des animaux, la reforestation et le développement
(Africa Programs). Quelque neuf mille groupes Jane Goodall - Roots & Shoots
(racines et pousses), destinés à sensibiliser les écoliers à la destruction
de l'environnement, ont été formés à travers 95 pays.
Jane Goodall a été honorée pour ses travaux par la National Geographic
Society, reçu la médaille Benjamin Franklin pour les sciences de la vie, le
titre de "messager de la paix" des Nations unies, la récompense Gandhi-King
pour la non-violence - et elle est officier de la Légion d'honneur
française. Elle est l'auteur de plusieurs livres, essais et articles
d'éthologie importants. Elle sillonne désormais le monde pour alerter
l'opinion. Elle passe à Paris en cette fin janvier pour lancer un nouveau
combat, défendu dans son dernier ouvrage paru : Nous sommes ce que nous
mangeons.
Pourquoi s'intéresse-t-elle aujourd'hui à la nourriture ? Toujours à cause
des animaux. D'entrée d'entretien, sa colère gronde. "Quand des gens me
disent qu'ils sont révoltés par les traitements que nous infligeons aux
animaux, cela me met en rage. Que font-ils pour les empêcher ? Quels animaux
mangent-ils tous les jours ? Aident-ils les populations défavorisées qui
tuent les espèces menacées pour se nourrir ?" Jane Goodall est une vieille
dame indignée. Il y a de la suffragette britannique, de l'anarchiste
activiste derrière ce sourire lumineux. En arrivant à l'Ecole nationale de
chimie, elle courait dans l'escalier. "Je fais un peu de gymnastique. Je
suis végétarienne, regardez comme je suis en forme. Nous pouvons tout à fait
nous passer de viande, vous savez !"

OBÉSITÉ ET GASPILLAGE
Dans son livre, Jane Goodall dénonce notre "boulimie" occidentale de viande.
Elle en énumère les conséquences, comme l'avait déjà fait l'économiste
Jeremy Rifkin dans son étude Beyond Beef ("Au-delà du bouf", Plume Books,
1993, non traduit). Les chiffres qu'ils citent effraient. 1,2 milliard de
boufs, vaches, veaux et moutons destinés à l'abattage vivent sur terre : 100
000 bovins sont abattus par jour aux Etats-Unis, 3 000 000 par an en France.
Ce véritable continent d'animaux de boucherie, et la monoculture céréalière
qui l'accompagne, occupent 25 % des terres cultivées planétaires. Un tiers
des céréales mondiales nourrit le bétail que dévorent un demi-milliard
d'Occidentaux trop gras.
Au Brésil, 23 % des terres arables vont à l'alimentation du bouf exporté, au
détriment du maïs et des haricots noirs, nourriture de base des paysans. 90
% du bouf du Guatemala, pays en malnutrition, part aux Etats-Unis. 50 000
tonnes de bouf passent chaque année de l'Amérique latine aux Etats-Unis.
Les conséquences ? L'obésité : 6,7 milliards de hamburgers sont vendus aux
Etats-Unis chaque année dans les fast-foods. En moyenne, un Américain entre
7 et 13 ans mange 6,2 hamburgers par semaine, presque un par jour. L'eau
gaspillée : selon Rifkin, 50 % de l'eau consommée aux Etats-Unis sert à
l'élevage. Et le réchauffement planétaire : les déjections et pets des
ruminants libèrent chaque année dans l'atmosphère 60 millions de tonnes de
méthane, dont la molécule accumule vingt-cinq fois plus de chaleur solaire
qu'une molécule de CO2.
"Au départ, je voulais juste écrire un livre de recettes végétariennes,
explique Jane Goodall avec son joli sourire de grand-mère. Et puis j'ai
commencé à enquêter sur la façon dont le monde se nourrit. J'ai été
épouvantée. Nous avons perdu la raison !" Son ouvrage commence par un
hommage à la cuisine française et à notre tradition de pays "gourmet". Elle
y décrit sa fascination pour toutes les expressions culinaires hexagonales
importées dans la langue anglaise : apéritif, croquette, consommé, croûtons,
flambé, hors-d'ouvre, gratin, quiche, liqueur, mayonnaise, petits fours,
soufflé. Puis elle s'étonne qu'entre 1997 et 2003, l'obésité ait augmenté de
15 % en France - que 11,6 % d'adultes et 15 % d'enfants y souffrent de
surpoids. Le docteur Jane Goodall a une explication.
"La multiplication des fast-foods, la mondialisation d'une cuisine bon
marché à base de viande et d'huiles sursaturées, voilà ce qui a altéré la
tradition française du bien-manger, son goût pour les produits frais et de
terroir.
- Vous n'allez pas convaincre les Français de devenir végétariens.
- Ils pourraient manger moins de viande. Ils pourraient s'interroger sur
l'élevage et l'abattage de masse, se demander quelle philosophie justifie
toutes ces souffrances. Pensez à ce qu'est la vie d'une vache, élevée en
prison, piquée aux hormones, s'effondrant sur elle-même, souvent envoyée à
l'abattoir consciente, écorchée vive.
- Ecorchée vive ?
- Je n'invente rien. De nombreux animaux meurent dans des conditions
effroyables, dépecés encore vivants, lisez le reportage de Gail A. Eisnitz
sur les abattoirs de Chicago [Slaughterhouse : the Shocking Story of Greed,
Neglect, and Inhumane Treatment Inside the US Meat Industry, Prometheus
Books, 1997]. Avez-vous déjà approché une vache ?
Enfant, j'allais à la ferme de ma grand-mère dans le Kent. Les vaches
répondaient à leur nom, nous connaissions la personnalité de chacune, le
troupeau paissait dans un pré de trèfles, changeait de pâturage. Ensuite,
nous y mettions les cochons qui retournaient la terre, dévoraient les
bouses, éliminaient bactéries et parasites. J'adore les cochons. Ce sont des
bêtes très intelligentes, joueuses, affectueuses, comme les chiens. Quand on
pense qu'ils sont enfermés dans des porcheries minuscules où règne une odeur
infernale, alors qu'ils possèdent un odorat extrêmement fin ! En mangeant
tous ces animaux, qui ont longtemps été nos dieux, nos proches, nous
mangeons leurs souffrances, nous incorporons les tortures qu'ils subissent.
Je ne peux pas l'oublier."
De la façon dont l'homme traite les animaux, il traitera les humains. C'est
un des thèmes récurrents chez Jane Goodall. "Prenez les premières chaînes de
montage des usines Ford, elles ont été copiées sur le modèle des abattoirs.
Ce n'est pas par hasard." Henri Ford, selon elle, avait remarqué que
parcelliser les opérations d'écorchage concentrait les employés sur une
activité mécanique - qui leur évitait toute réflexion. On n'abattait plus
des bêtes, on abattait un travail. Sans état d'âme. En appliquant ces
méthodes aux humains, Henri Ford a inauguré les "temps modernes" décrits par
Chaplin. L'ère industrielle qui a déshumanisé le travail - et le
travailleur.

LE MARTYRE DES SAUMONS
"Dès que nous ne considérons plus les humains comme tels, nous les traitons,
dit-on, comme des animaux . Or, traiter sans aucune compassion les animaux,
les considérer comme des objets industriels et plus comme des espèces
souffrantes, est déjà une cruauté indéfendable." Sa colère scintille.
Evaluer les conséquences incalculables de chaque bouchée de nourriture,
voilà la nouvelle quête de Jane Goodall. Prenez un sushi. La semaine de
notre rencontre, le Fonds mondial pour la nature (WWF) appelait
solennellement les grandes surfaces à cesser de vendre du thon rouge, le
grand thon fuselé de Méditerranée. Il disparaît à jamais, dégusté dans tous
les restaurants japonais d'Europe. Jane Goodall hausse les épaules à cette
nouvelle. Rien ne l'étonne plus depuis qu'elle mène ses recherches. Beaucoup
de grands poissons sont condamnés à court terme : elle en dresse la liste
dans son ouvrage, au chapitre "Le pillage des mers et des océans". D'après
des enquêtes canadiennes récentes, le saumon boccacio, la raie tachetée, le
chevalier cuivré, le colin, l'églefin, l'espadon, le capelan, le thon, la
morue (ou cabillaud) sont tombés en Atlantique en dessous des 10 % de leurs
populations de 1950.
"Quand j'étais petite, la morue était considérée comme le pain de la mer .
Elle était très bon marché. Nous en achetions dans les fish and chips et les
emportions chez nous dans du papier paraffiné. Aujourd'hui, la morue est en
voie d'extinction. Tout comme le saumon sauvage. Nous mangeons des saumons
d'élevage entassés dans des fermes piscicoles où on les nourrit avec des
petits poissons, décimés à leur tour. Ils attrapent des poux de mer qui se
répandent hors des cages et exterminent les espèces sauvages. Ils présentent
des ulcères, des maladies du foie, deviennent obèses. Les producteurs les
traitent avec des antibiotiques et des hormones de croissance. Ils les
inondent avec des colorants roses pour que leur chair soit présentable dans
les supermarchés. Des études menées par la biologiste Angela Morton en
Colombie-Britannique ont montré qu'ils sont infestés par des bactéries
résistant à 11 antibiotiques sur 18."
Le docteur Jane Goodall ne se lasse pas d'égrener les absurdités associées à
ce qu'elle appelle l'"agrobusiness". "Prenez l'usage méthodique des semences
à rendement élevé. Elles finissent par appauvrir dangereusement le
patrimoine génétique des plantes mondiales. En 1970, dans toute l'Asie, les
semences de riz ont été attaquées par un virus. Les scientifiques ont
cherché partout une espèce résistante. Ils en ont trouvé une seule, dans une
vallée indienne reculée. Aujourd'hui, cette vallée a été submergée par un
projet hydro-électrique. Que se serait-il passé, si cela était arrivé avant
?"
Quand elle parle des OGM, c'est pour mettre en garde. "De très nombreuses
anecdotes montrent que les animaux ont une aversion naturelle pour les OGM.
Ainsi les oies sauvages ne vont jamais dans les champs de colza à graines
modifiées. En Amérique, des éleveurs ont constaté que les vaches préfèrent
le maïs naturel au maïs Bt, les porcs dédaignent les rations OGM. Quant aux
ratons laveurs, ils dévastent les champs bio, pas les autres. Pourquoi ? Ils
développent des sens plus acérés que les nôtres. Une étude systématique
réalisée en Grande-Bretagne par le chercheur Arpad Pusztai a montré que les
pommes de terre Bt rendent malades les rats de laboratoire. Ce chercheur a
été suspendu, puis, heureusement, réhabilité par la revue The Lancet."

DES SIGNES D'OPTIMISME
Derrière sa critique de la nourriture industrielle, les animaux demeurent
toujours au cour de ses préoccupations. "Aux Etats-Unis, les produits
chimiques agricoles tuent à peu près 67 millions d'oiseaux chaque année. En
Iowa, on ne les entend plus saluer le printemps sur les terres cultivées.
Silent spring, " le printemps silencieux", la prophétie de Rachel Carson,
une des initiatrices du mouvement écologique des années 1960, semble en
passe de se réaliser. C'est affreux." Quand on oppose à Jane Goodall qu'il
faut bien développer une agriculture intensive pour nourrir une population
de six milliards d'humains, elle se fâche. "Je crois à l'avenir de la
culture biologique.
- Mais cela ne suffira pas.
- Les jeunes générations comprennent, je le vois dans toutes mes
conférences. Elles vont boycotter la nourriture industrielle, elles vont
changer leur manière de se nourrir, et cela va gagner le monde. - Vous voyez
des signes d'optimisme ?
- Partout. En 1990, aux Etats-Unis, les consommateurs ont acheté pour 1
milliard de dollars d'aliments et de boissons issus de l'agriculture
biologique. En 2002, ce chiffre atteignait 11 milliards. Que se passera-t-il
en 2020 ? Résultat immédiat, de plus en plus de fermiers américains
choisissent de se convertir aux méthodes biologiques. On comptait en 1997
485 000 hectares bio . Ils avaient doublé en 2004. C'est très encourageant.
Il faut aussi voir les rendements. Pendant la sécheresse de 1998, les
exploitations bio américaines ont donné des récoltes beaucoup plus
abondantes que les fermes industrielles. Cela commence à se savoir. Même si
notre vieux monde industriel, voué au profit rapide, ne change pas par
préoccupation éthique ou par compassion pour les animaux, il devra bien
évoluer ne serait-ce que pour survivre. Cela me rend optimiste !" Revoilà
son sourire lumineux.

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