pacemaker91 0 Posté(e) le 3 mars 2008 LE MONDE 2 | 29.02.08Sa longue enquête sur les chimpanzés l'a rendue célèbre. Grâce à elle, onsait à quel point l'animal est proche de l'homme. A 73 ans, Jane Goodallengage un nouveau combat. Dans "Nous sommes ce que nous mangeons" (Actessud), elle dénonce les aberrations de l'industrie agroalimentaire et lanceun plaidoyer pour une alimentation responsable. Rencontre avec une vieilledame indignée. "Wou ! Hou ! Hou ! Hou ! Wou, wou !" A la tribune, Jane Goodall crie. Frêle silhouette, cheveux blancs, visage lumineux. Les trois cents enfants sont écroulés de rire. "Elle vous a adressé un bonjour en chimpanzé", leurexplique le traducteur. Les gamins, des tout jeunes, de la sixième à latroisième, repartent à pouffer. Ils viennent d'écouter sagement le discoursdu ministre de l'éducation, Xavier Darcos, qui s'est excusé d'être si long.La tension se relâche.Bien vite, un collégien demande la parole : Jane Goodall connaît-elled'autres expressions en langage singe ? Elle se lève aussitôt : "Je vaisvous raconter comment j'ai accueilli votre président au Gabon, cet été."Elle demande au traducteur de jouer le rôle de Nicolas Sarkozy. "Vous savez,explique-t-elle, marchant vers lui en se déhanchant, chez les chimpanzés,hélas, les femelles, hélas, doivent d'abord faire des signes de soumissionpour aborder un mâle dominant." Elle avance baissant la tête, criaillant :"Heu ! Heu ! Heu !" Puis elle se jette au cou du traducteur en poussant dejoyeux gémissements. "Cela signifie Bonjour Monsieur Sarkozy ! "RIGOLADE GÉNÉRALELes collégiens sont venus à l'Ecole nationale de chimie de Paris rencontrerl'extraordinaire docteur Jane Goodall dans le cadre de la campagne "L'Ecoleagit !", décidée pendant le Grenelle de l'environnement. Des appels à"projets écologiques" ont été lancés dans tous les lycées et collèges deFrance. Aujourd'hui, les élèves du sud de Paris viennent les exposer à laprimatologue. Un micro circule. Un bout de chou de fillette, un gamin toutrouge de sixième, un gominé fiérot de troisième, expliquent comment ilsrécupèrent les papiers, trient les déchets. L'un d'eux réclame de l'aide :"Nous voudrions recycler, mais nous n'avons aucun moyen !" Emue, JaneGoodall encourage les uns, félicite les autres. Elle interpelle le ministre: "Je ne dirais pas que les enfants héritent de notre monde. Ce n'est pas uncadeau !" Elle brandit un singe en peluche qui a été fabriqué par son ami"Gary", un enfant aveugle qui, raconte-t-elle, fait de la plongéesous-marine, du ski nautique, sculpte. A le voir, personne ne devine sacécité. "Tout est possible !" s'écrie-t-elle. Elle impressionne.Le docteur Jane Goodall a bouleversé les sciences de la nature, l'éthologie,toutes nos conceptions bornées sur les "animaux-machines" - de mauvaisprétextes, dit-elle, pour les massacrer. Elle a mené, sur les rives du lacTanganyika, en Tanzanie, la plus longue enquête jamais faite sur leschimpanzés, vivant parmi eux, les étudiant jour et nuit. Elle a observé queles singes effeuillent des brindilles et s'en servent pour "pêcher" desfourmis, se soignent avec des plantes médicinales, cassent des noix à coupsde pierres. Elle a montré qu'ils développent chacun une personnalité,forment des familles, se reconnaissent dans une flaque d'eau, transmettentdes connaissances à leurs petits.Ses recherches, comme celles de Dian Fossey sur les gorilles et Frans DeWaal sur les bonobos, ont fait reculer le "propre de l'homme". Elles ont misen évidence l'usage d'outils, une conscience de soi, le recours à dessymboles, des formes de ruse, de politique et de culture chez les grandssinges. Elles ont révélé que nous étions "le troisième chimpanzé", leurproche cousin. Des découvertes qui rendent leur extinction annoncée encoreplus odieuse.Aujourd'hui, les instituts Jane Goodall comptent trente-huit bureaux dans lemonde (en France, janegoodall.fr), se consacrent à la protection des grandsprimates, la création de sanctuaires animaliers, l'amélioration des zoos(ChimpanZoo), l'étude des animaux, la reforestation et le développement(Africa Programs). Quelque neuf mille groupes Jane Goodall - Roots & Shoots(racines et pousses), destinés à sensibiliser les écoliers à la destructionde l'environnement, ont été formés à travers 95 pays.Jane Goodall a été honorée pour ses travaux par la National GeographicSociety, reçu la médaille Benjamin Franklin pour les sciences de la vie, letitre de "messager de la paix" des Nations unies, la récompense Gandhi-Kingpour la non-violence - et elle est officier de la Légion d'honneurfrançaise. Elle est l'auteur de plusieurs livres, essais et articlesd'éthologie importants. Elle sillonne désormais le monde pour alerterl'opinion. Elle passe à Paris en cette fin janvier pour lancer un nouveaucombat, défendu dans son dernier ouvrage paru : Nous sommes ce que nousmangeons.Pourquoi s'intéresse-t-elle aujourd'hui à la nourriture ? Toujours à causedes animaux. D'entrée d'entretien, sa colère gronde. "Quand des gens medisent qu'ils sont révoltés par les traitements que nous infligeons auxanimaux, cela me met en rage. Que font-ils pour les empêcher ? Quels animauxmangent-ils tous les jours ? Aident-ils les populations défavorisées quituent les espèces menacées pour se nourrir ?" Jane Goodall est une vieilledame indignée. Il y a de la suffragette britannique, de l'anarchisteactiviste derrière ce sourire lumineux. En arrivant à l'Ecole nationale dechimie, elle courait dans l'escalier. "Je fais un peu de gymnastique. Jesuis végétarienne, regardez comme je suis en forme. Nous pouvons tout à faitnous passer de viande, vous savez !"OBÉSITÉ ET GASPILLAGEDans son livre, Jane Goodall dénonce notre "boulimie" occidentale de viande.Elle en énumère les conséquences, comme l'avait déjà fait l'économisteJeremy Rifkin dans son étude Beyond Beef ("Au-delà du bouf", Plume Books,1993, non traduit). Les chiffres qu'ils citent effraient. 1,2 milliard deboufs, vaches, veaux et moutons destinés à l'abattage vivent sur terre : 100000 bovins sont abattus par jour aux Etats-Unis, 3 000 000 par an en France.Ce véritable continent d'animaux de boucherie, et la monoculture céréalièrequi l'accompagne, occupent 25 % des terres cultivées planétaires. Un tiersdes céréales mondiales nourrit le bétail que dévorent un demi-milliardd'Occidentaux trop gras.Au Brésil, 23 % des terres arables vont à l'alimentation du bouf exporté, audétriment du maïs et des haricots noirs, nourriture de base des paysans. 90% du bouf du Guatemala, pays en malnutrition, part aux Etats-Unis. 50 000tonnes de bouf passent chaque année de l'Amérique latine aux Etats-Unis.Les conséquences ? L'obésité : 6,7 milliards de hamburgers sont vendus auxEtats-Unis chaque année dans les fast-foods. En moyenne, un Américain entre7 et 13 ans mange 6,2 hamburgers par semaine, presque un par jour. L'eaugaspillée : selon Rifkin, 50 % de l'eau consommée aux Etats-Unis sert àl'élevage. Et le réchauffement planétaire : les déjections et pets desruminants libèrent chaque année dans l'atmosphère 60 millions de tonnes deméthane, dont la molécule accumule vingt-cinq fois plus de chaleur solairequ'une molécule de CO2."Au départ, je voulais juste écrire un livre de recettes végétariennes,explique Jane Goodall avec son joli sourire de grand-mère. Et puis j'aicommencé à enquêter sur la façon dont le monde se nourrit. J'ai étéépouvantée. Nous avons perdu la raison !" Son ouvrage commence par unhommage à la cuisine française et à notre tradition de pays "gourmet". Elley décrit sa fascination pour toutes les expressions culinaires hexagonalesimportées dans la langue anglaise : apéritif, croquette, consommé, croûtons,flambé, hors-d'ouvre, gratin, quiche, liqueur, mayonnaise, petits fours,soufflé. Puis elle s'étonne qu'entre 1997 et 2003, l'obésité ait augmenté de15 % en France - que 11,6 % d'adultes et 15 % d'enfants y souffrent desurpoids. Le docteur Jane Goodall a une explication."La multiplication des fast-foods, la mondialisation d'une cuisine bonmarché à base de viande et d'huiles sursaturées, voilà ce qui a altéré latradition française du bien-manger, son goût pour les produits frais et deterroir.- Vous n'allez pas convaincre les Français de devenir végétariens.- Ils pourraient manger moins de viande. Ils pourraient s'interroger surl'élevage et l'abattage de masse, se demander quelle philosophie justifietoutes ces souffrances. Pensez à ce qu'est la vie d'une vache, élevée enprison, piquée aux hormones, s'effondrant sur elle-même, souvent envoyée àl'abattoir consciente, écorchée vive.- Ecorchée vive ?- Je n'invente rien. De nombreux animaux meurent dans des conditionseffroyables, dépecés encore vivants, lisez le reportage de Gail A. Eisnitzsur les abattoirs de Chicago [Slaughterhouse : the Shocking Story of Greed,Neglect, and Inhumane Treatment Inside the US Meat Industry, PrometheusBooks, 1997]. Avez-vous déjà approché une vache ?Enfant, j'allais à la ferme de ma grand-mère dans le Kent. Les vachesrépondaient à leur nom, nous connaissions la personnalité de chacune, letroupeau paissait dans un pré de trèfles, changeait de pâturage. Ensuite,nous y mettions les cochons qui retournaient la terre, dévoraient lesbouses, éliminaient bactéries et parasites. J'adore les cochons. Ce sont desbêtes très intelligentes, joueuses, affectueuses, comme les chiens. Quand onpense qu'ils sont enfermés dans des porcheries minuscules où règne une odeurinfernale, alors qu'ils possèdent un odorat extrêmement fin ! En mangeanttous ces animaux, qui ont longtemps été nos dieux, nos proches, nousmangeons leurs souffrances, nous incorporons les tortures qu'ils subissent.Je ne peux pas l'oublier."De la façon dont l'homme traite les animaux, il traitera les humains. C'estun des thèmes récurrents chez Jane Goodall. "Prenez les premières chaînes demontage des usines Ford, elles ont été copiées sur le modèle des abattoirs.Ce n'est pas par hasard." Henri Ford, selon elle, avait remarqué queparcelliser les opérations d'écorchage concentrait les employés sur uneactivité mécanique - qui leur évitait toute réflexion. On n'abattait plusdes bêtes, on abattait un travail. Sans état d'âme. En appliquant cesméthodes aux humains, Henri Ford a inauguré les "temps modernes" décrits parChaplin. L'ère industrielle qui a déshumanisé le travail - et letravailleur.LE MARTYRE DES SAUMONS"Dès que nous ne considérons plus les humains comme tels, nous les traitons,dit-on, comme des animaux . Or, traiter sans aucune compassion les animaux,les considérer comme des objets industriels et plus comme des espècessouffrantes, est déjà une cruauté indéfendable." Sa colère scintille.Evaluer les conséquences incalculables de chaque bouchée de nourriture,voilà la nouvelle quête de Jane Goodall. Prenez un sushi. La semaine denotre rencontre, le Fonds mondial pour la nature (WWF) appelaitsolennellement les grandes surfaces à cesser de vendre du thon rouge, legrand thon fuselé de Méditerranée. Il disparaît à jamais, dégusté dans tousles restaurants japonais d'Europe. Jane Goodall hausse les épaules à cettenouvelle. Rien ne l'étonne plus depuis qu'elle mène ses recherches. Beaucoupde grands poissons sont condamnés à court terme : elle en dresse la listedans son ouvrage, au chapitre "Le pillage des mers et des océans". D'aprèsdes enquêtes canadiennes récentes, le saumon boccacio, la raie tachetée, lechevalier cuivré, le colin, l'églefin, l'espadon, le capelan, le thon, lamorue (ou cabillaud) sont tombés en Atlantique en dessous des 10 % de leurspopulations de 1950."Quand j'étais petite, la morue était considérée comme le pain de la mer .Elle était très bon marché. Nous en achetions dans les fish and chips et lesemportions chez nous dans du papier paraffiné. Aujourd'hui, la morue est envoie d'extinction. Tout comme le saumon sauvage. Nous mangeons des saumonsd'élevage entassés dans des fermes piscicoles où on les nourrit avec despetits poissons, décimés à leur tour. Ils attrapent des poux de mer qui serépandent hors des cages et exterminent les espèces sauvages. Ils présententdes ulcères, des maladies du foie, deviennent obèses. Les producteurs lestraitent avec des antibiotiques et des hormones de croissance. Ils lesinondent avec des colorants roses pour que leur chair soit présentable dansles supermarchés. Des études menées par la biologiste Angela Morton enColombie-Britannique ont montré qu'ils sont infestés par des bactériesrésistant à 11 antibiotiques sur 18."Le docteur Jane Goodall ne se lasse pas d'égrener les absurdités associées àce qu'elle appelle l'"agrobusiness". "Prenez l'usage méthodique des semencesà rendement élevé. Elles finissent par appauvrir dangereusement lepatrimoine génétique des plantes mondiales. En 1970, dans toute l'Asie, lessemences de riz ont été attaquées par un virus. Les scientifiques ontcherché partout une espèce résistante. Ils en ont trouvé une seule, dans unevallée indienne reculée. Aujourd'hui, cette vallée a été submergée par unprojet hydro-électrique. Que se serait-il passé, si cela était arrivé avant?"Quand elle parle des OGM, c'est pour mettre en garde. "De très nombreusesanecdotes montrent que les animaux ont une aversion naturelle pour les OGM.Ainsi les oies sauvages ne vont jamais dans les champs de colza à grainesmodifiées. En Amérique, des éleveurs ont constaté que les vaches préfèrentle maïs naturel au maïs Bt, les porcs dédaignent les rations OGM. Quant auxratons laveurs, ils dévastent les champs bio, pas les autres. Pourquoi ? Ilsdéveloppent des sens plus acérés que les nôtres. Une étude systématiqueréalisée en Grande-Bretagne par le chercheur Arpad Pusztai a montré que lespommes de terre Bt rendent malades les rats de laboratoire. Ce chercheur aété suspendu, puis, heureusement, réhabilité par la revue The Lancet."DES SIGNES D'OPTIMISMEDerrière sa critique de la nourriture industrielle, les animaux demeurenttoujours au cour de ses préoccupations. "Aux Etats-Unis, les produitschimiques agricoles tuent à peu près 67 millions d'oiseaux chaque année. EnIowa, on ne les entend plus saluer le printemps sur les terres cultivées.Silent spring, " le printemps silencieux", la prophétie de Rachel Carson,une des initiatrices du mouvement écologique des années 1960, semble enpasse de se réaliser. C'est affreux." Quand on oppose à Jane Goodall qu'ilfaut bien développer une agriculture intensive pour nourrir une populationde six milliards d'humains, elle se fâche. "Je crois à l'avenir de laculture biologique.- Mais cela ne suffira pas.- Les jeunes générations comprennent, je le vois dans toutes mesconférences. Elles vont boycotter la nourriture industrielle, elles vontchanger leur manière de se nourrir, et cela va gagner le monde. - Vous voyezdes signes d'optimisme ?- Partout. En 1990, aux Etats-Unis, les consommateurs ont acheté pour 1milliard de dollars d'aliments et de boissons issus de l'agriculturebiologique. En 2002, ce chiffre atteignait 11 milliards. Que se passera-t-ilen 2020 ? Résultat immédiat, de plus en plus de fermiers américainschoisissent de se convertir aux méthodes biologiques. On comptait en 1997485 000 hectares bio . Ils avaient doublé en 2004. C'est très encourageant.Il faut aussi voir les rendements. Pendant la sécheresse de 1998, lesexploitations bio américaines ont donné des récoltes beaucoup plusabondantes que les fermes industrielles. Cela commence à se savoir. Même sinotre vieux monde industriel, voué au profit rapide, ne change pas parpréoccupation éthique ou par compassion pour les animaux, il devra bienévoluer ne serait-ce que pour survivre. Cela me rend optimiste !" Revoilàson sourire lumineux. Partager ce message Lien à poster Partager sur d’autres sites