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Mam'zelle Ardoise

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  1. Merci, Nathalie ! En voici encore une petite couche. Chapitre 59. COMMENT M’EN DÉBARRASSER ? Et quand je parle d’appétit… Comme vous le savez, je suis toujours affligée de certain locataire blanc et noir qui ne prétend pas habiter ailleurs que dans mon fenil et sur le plafond de la salle de bains. Il appelle ça, son "duplex". L’autre jour, Michèle revenait de faire ses courses. Comme ses sacs à provision étaient lourds, elle en a laissé une partie sur la table du fenil pour aller porter le reste dans la cuisine. Quand elle est revenue, les jeux étaient faits : un paquet de steak haché (destiné à ma petite personne) avait été ouvert de façon subreptice et savante. La moitié de la viande avait disparu. De toute évidence, "Mister Cata" n’avait pu résister à la tentation… « Négatif ! Montre-toi, pie voleuse ! » crie Michèle en levant les yeux vers les poutres du fenil. Silence complet. Le Négatif se fait invisible. De toute la journée, on ne l’a plus vu. À la tombée du soir, Daniel s’inquiète du sort de son chouchou. — Tu es sûre qu’il est à l’intérieur de la maison ? — Mais oui, il se cache parce qu’il sait bien qu’il a fait une bêtise. Pas rassuré pour autant, le naïf bipède s’empare de son échelle et va jeter un coup d’œil au-dessus du plafond de la salle de bains. Sa bestiole bien-aimée est là, allongée, repue, lourde de son dernier repas. Tout juste lève-t-elle languissamment la tête vers son visiteur. — Eh bien, Négatif ! — Chut ! souffle le délinquant. Faut pas dire à M’dame Mimiche que je suis ici, hein ? Je m’fais oublier ! Motus ! Le lendemain matin, après une bonne nuit de repos et de digestion, l’animal juge qu’il n’a plus rien à craindre. Sans rancune, Michèle est occupée à garnir une assiette de Gourmet à son intention dans le fenil lorsque, levant les yeux, elle aperçoit une petite tête blanche, chapeautée de noir. « Eh bien, te voilà, chapardeur ! » Gracieusement, le Négatif se glisse jusqu’au sol, bat des cils et déclare : « Admettez, M’dame Mimiche, que c’est un peu votre faute ! Laisser traîner de la bonne marchandise comme ça… J’ai pas pu résister ! Et puis, pourquoi c’est toujours rien que pour la Mam’zelle Ardoise, la viande fraîche ? Au moins, maintenant, j’en ai profité aussi ! » En quoi il n’a pas tort. Le Négatif, c’est aussi un peu les carabiniers d’Offenbach. — Mam’zelle Ardoise, j’ai mené ma petite enquête comme vous me l’aviez demandé et… c’est vrai qu’il y a un chat dans le bureau et la chambre du premier étage. Comme si je ne le savais pas ! — Et vous ne devinerez jamais : ce chat, c’est le Supergloups ! J’vous jure ! — Mais non, mais non, citrouille ! Ce chat, c’est ma bête noire ! — C’est vrai qu’il est tout noir, le Supergloups ! — Mais c’est pas le Supergloups… Heu ! le Beau-Lulu ! C’est la Bidou ! L’affreuse vilaine noiraude ! Le Négatif ouvre des yeux comme des soucoupes. Comme il a la mémoire vive, il se souvient instantanément de mes doléances au sujet de la ténébreuse et m’asphyxie sous des flots de compassion sirupeuse. — Hou là là ! Quelle horreur ! Pauv’Mam’zelle Ardoise ! Ça alors ! Comme je vous plains ! Mais c’est affreux, ça ! etc. Ai-je la berlue, ou vraiment sourit-il dans ses moustaches ? Ses yeux pétillent… On ne peut pas vraiment faire confiance au Négatif, c’est moi qui vous le dis ! J’en ai eu la preuve tout récemment. Comme vous le savez, entre le Beau-Lulu et son frère, ce n’est pas l’amour fou. Loin de là, même. Quand, par hasard, ils se rencontrent, les cris éclatent et les poils volent… surtout certains poils blancs et noirs. L’éternel tabassé en a conçu une légitime rancœur. « C’est quand même pas juste ! se plaint-il amèrement. C’était moi le premier arrivé, dans ce jardin ! Moi et Roublard ! Et maintenant, pour ne faire qu’un simple petit tour sur l’herbe, c’est la croix et la bannière ! Le bagarreur est toujours là ! » Il s’est vengé, d’une certaine manière. Vous verrez que le Négatif n’est pas un ange, malgré ses grands yeux en amande et son air innocent. Au cours d’une promenade prudente dans le jardin, il s’était aperçu avec soulagement de l’absence du Beau-Lulu, occupé ailleurs. Rencontrant par hasard le petit disciple de son tortionnaire habituel, le Négatif a donné libre cours à sa rancune et n’a pu s’empêcher d’asséner quelques gifles bien senties au malheureux chaton gris. Moi, vous me connaissez, vertueuse et moralisatrice comme je le suis, j’ai manifesté ma haute désapprobation. J’adore tancer, d’un petit air supérieur, mes congénères qui se sont rendus coupables d’un écart de conduite. — Tssssst, tsssssst ! Quelle mesquinerie, vraiment ! Il ne vous avait rien fait, ce chaton ! Vous me décevez ! Vous décevez tout le monde, d’ailleurs ! Grosse brute que vous êtes ! — C’était plus fort que moi, Mam’zelle Ardoise ! rétorque mon locataire sans remords apparent. — Vous n’avez pas pensé que Chaton pourrait aller se plaindre à son Papa Lulu ? S’il l’a fait, je ne donne pas cher de votre peau ! Avec satisfaction, j’ai constaté que le Négatif prenait subitement un air inquiet. Depuis lors, je le vois raser les murs avec circonspection. Il se cache pour ne pas se trouver confronté au Beau-Lulu qui, apparemment, ignore tout de l’affront qui lui a été fait en la personne de son bébé chéri. J’ai pensé le mettre au courant, éventuellement par l’envoi d’une lettre anonyme. Je me glisserais hors de la maison, dans mon manteau couleur de muraille et j’irais jeter ma lettre à la boîte, à côté de l’église du village. Mais cela poserait, évidemment, certaines difficultés. Primo : comment quitter la maison sans que Michèle le sache et me ramène illico presto ? Et si j’arrive à disparaître subrepticement, je n’aurai pas encore tourné le coin de la rue qu’elle serait déjà occupée à ameuter le village et le corps des pompiers, je vois ça d’ici ! Secundo : en admettant que j’affirme à ma mère d’adoption que j’ai envie d’aller prendre l’air du côté de l’église, histoire de m’imbiber de charité chrétienne et me repentir de mes péchés, elle insisterait pour m’accompagner. Elle me verrait mettre ma lettre dans la boîte et ce serait pire qu’aux temps de l’inquisition espagnole, parce que Michèle est d’une curiosité ! Pas moyen d’avoir une vie privée avec elle, elle veut tout savoir ! Tertio : toujours en admettant que, par extraordinaire, Michèle ne me voie pas mettre mon courrier à la poste, les difficultés n’en seraient pas aplanies pour autant. Comment, en effet, éviter de devoir traverser le village, parée de mon joli collier de velours bleu turquoise et de ma corde rose bonbon ? Pour l’incognito, ce serait raté. Trouvez le moyen de poster une dénonciation anonyme, dans ces conditions ! Et si je poste ma lettre au vu et au su de tout le monde, le Négatif serait vite au courant… C’est alors que j’aurais la vie difficile, dans mon foyer. Non, finalement, il va bien falloir que je renonce à mon projet. Il est trop aléatoire. Je ne vais pas risquer mon pedigree pour le seul plaisir de voir le Beau-Lulu donner une raclée supplémentaire à mon indésiré locataire ! D’autres occasions se présenteront. Mais quand même, pourquoi est-ce que le Négatif s’obstine à habiter chez moi ? Sans nul doute par sadisme, pour m’empoisonner la vie…
  2. Chapitre 58. LES STAPHYLOCOQUES DORES Nous sommes en juillet et le temps est indécis. Avec mon esclave fidèle au bout de la corde rose, je déambule gravement sur ma propriété, en examinant les travaux qui y restent à accomplir. Il faudra, tout à l’heure, que je donne en conséquence mes ordres au jardinier. Il a taillé la haie d’un côté, mais pas encore de l’autre. Il a laissé des herbes trop hautes à certains endroits, elles me chatouillent le nez quand je passe. Il a planté des dahlias multicolores, mais quand je m’aventure dans le parterre, histoire de respirer les parfums et de me croire "une fleur parmi les fleurs", il se permet de m’enguirlander ! Ah là là ! Le personnel, de nos jours, n’est plus ce qu’il était autrefois. Où sont les bons vieux serviteurs d’antan, compétents, dévoués, sous-payés et surexploités ? Histoire d’éprouver un peu la patience de mon esclave, je me dirige vers l’étang sur le bord duquel je m’assieds gracieusement, le regard fixé sur l’eau calme et les poissons qui y ondulent des nageoires. Je fais mine de me plonger dans une profonde rêverie… On me confondrait avec la petite sirène de Copenhague, d’autant plus que je suis grise, comme elle. Naturellement, mon esclave commence à maugréer. « Alors, Ardoise, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? Tu comptes rester là combien de temps ? Tu as de la chance que l’herbe soit sèche aujourd’hui, pas comme la dernière fois ! » La dernière fois, effectivement, il avait plu… Ce qui ne m’a pas empêchée de faire ma petite promenade. En chemin, j’ai rencontré une caravane de limaces qui ne se sont même pas rendu compte de mon existence. Apparemment, je n’évolue pas dans le même univers qu’elles. Après en avoir flairé une, par curiosité, je me suis écartée en fronçant le nez d’un air dégoûté. Quelle drôle de bête, vraiment ! Ça m’est égal d’avoir les poils un peu mouillés. La seule chose qui me déplaise, c’est tremper mes jolies pattes dans une flaque d’eau, c’est pourquoi je la contourne à pas menus, avec des petites mines délicates. « Je suis en train de méditer, dis-je suavement, en réponse à la question posée un peu plus haut. Mais tu peux m’enlever ce collier et cette corde et vaquer à tes occupations, si tu veux. Je peux très bien me débrouiller toute seule ! » Non, elle ne veut pas. Qu’elle en supporte donc les conséquences ! Comme vous le savez, j’ai horreur d’être attachée, même si la couleur de mon collier sied à mon teint. Hélas, je suis petite et mon esclave, quand elle perd complètement patience, se penche pour me soulever et me ramener manu militari vers mon home sweet home. Je vois déjà ce moment arriver… — Rrrrrrrou ! fait une voix bien connue. Sauvée par le gong ! Le Beau-Lulu se faufile sous la haie pour venir à notre rencontre. Pendant qu’il se frotte aux chevilles de Michèle avec des roucoulements dignes d’un gros pigeon, je bénéficie encore de cinq minutes de tranquillité. Évidemment, toute médaille a son revers et je n’apprécie que modérément de voir ma mère d’adoption câliner un autre chat que moi. C’est son gros défaut, à Michèle, je suis bien obligée de le constater : elle se disperse… Elle distribue son affection à tous les félins d’alentour au lieu de la concentrer sur le seul qui en soit vraiment digne : moi. Pour marquer ma désapprobation, je me contente de jeter à l’intrus un regard méprisant et, au bout de quelques instants, je reprends spontanément le chemin de la maison. Le jardin a perdu de son charme, avec ce matou noir qui se vautre sur la pelouse, pattes en l’air. Quelle éducation, vraiment ! Les bonnes manières, elles non plus, ne sont plus ce qu’elles étaient… À présent, le Beau-Lulu est guéri de sa conjonctivite et sa plaie à la tête n’est plus qu’un mauvais souvenir. Tandis qu’il trottine à mes côtés, je le dévisage… Bouak ! — Qu’est-ce que vous avez dans la figure ? — Elle a quoi, ma figure, chère Ardoise ? Ce qu’elle a ? Elle est parsemée de petits points dorés qui brillent au soleil. Il y en a partout : dans ses oreilles, sur son front, autour de ses yeux… — Je vois ce que c’est, dis-je doctement. Ce sont des petites bêtes qui vont vous dévorer tout cru ! — Vous… Vous croyez ? L’animal trop crédule est dans tous ses états. Il commence à se gratter, à se lécher… — Ça ne sert à rien, l’avertis-je, impitoyable. Ces petites bestioles, c’est des staphylocoques dorés. Y a pas plus carnivore ! Ce qu’elles adorent le plus, c’est du matou. Surtout du matou bien noir ! Z’avez aucune chance de leur échapper ! Malheureusement pour moi (car je m’amusais bien), Michèle met fin au désarroi de mon armoire à glace de soupirant. — Eh bien, Beau-Lulu, tu t’es roulé dans la prairie ? Tu es couvert de petites graines de fleurs ! — C’est vrai, j’y ai pris mon bain de soleil ! reconnaît avec soulagement le Beau-Lulu qui a, en effet, coutume de se vautrer dans les endroits les plus invraisemblables. Il me lance un regard torve. Je parie qu’il m’en veut de lui avoir fait peur, il n’a aucun sens de l’humour, ce balourd ! Au bout de quelques minutes, les petites graines, ayant reconnu dans le pelage de l’animal un terrain peu propice à leur épanouissement floral, se sont envolées à la recherche d’un endroit plus hospitalier. — Tout compte fait, cela ne vous allait pas si mal, remarqué-je. Des petits points dorés sur votre fourrure noire, c’était sexy. On se serait cru au carnaval de Rio ou dans un spectacle de drag-queen... Ne sachant plus sur quelle patte danser, il me regarde piteusement. — Vous voulez que j’aille encore me rouler dans la prairie, chère Ardoise ? propose-t-il d’un ton bonasse. — Mais non ! dis-je, magnanime. Ballot comme vous l’êtes, vous pourriez tomber sur un nid de fourmis rouges ! Restez comme ça ! Tranquillisé, mon ex-fiancé a retrouvé le sourire… et l’appétit.
  3. Du fond du panier où je roupille, je vous dis un grand merci, M'dame Ninon, et amitiés à Pélisse !
  4. Chapitre 57. ET REBELOTE ! Eh bien, moi qui m’étais habituée à une petite vie pépère, dans laquelle il ne se passait presque jamais rien, j’ai bien déchanté ! Vous n’allez pas croire ce qu’il m’est arrivé : j’ai été kidnappée une fois de plus ! Ça vous en bouche un coin, hein ? Comme on dit, c’est toujours pour ma pomme ! Que je vous raconte comment cela s’est passé. D’abord, ça n’a pas tellement bien commencé, parce que j’ai dû passer quelques jours dans la moitié de mon appartement seulement, avec la Grisouille dans l’autre moitié. Comme d’habitude, elle m’a murmuré des méchancetés sous la porte séparant nos domaines respectifs. Une vraie teigne, cette chatte ! Moi, ça me rend nerveuse, quand on m’asticote comme ça. J’attendais son départ avec l’impatience que vous devinez. J’ai bien cru ce moment arrivé quand j’ai entendu s’ouvrir la porte du couloir et que Mamy-chèle est entrée dans ma petite chambre de Bidou solitaire. — Ah, pouic ! Tu es de retour, pas trop tôt ! Tu vas me donner des petits dés de jambon ? Et tu vas dire à l’autre là-bas de cesser de ronchonner, hein, parce qu’elle me les casse ! Comme la porte de séparation était restée ouverte, ce qui était tout à fait inhabituel, je suis allée jeter un coup d’œil méfiant dans le salon. La Grisouille était dans son panier, l’air tranquille comme Baptiste. Quel chat-meau, celle-là ! Le kide-nappeur était dans son fauteuil. Il ne regardait pas dans ma direction, mais je me méfiais quand même, alors j’ai gardé mes distances. Mamy-chèle semblait un peu nerveuse. Elle s’est affairée dans la cuisine et, au bout de quelques instants, s’est dirigée vers moi avec une petite assiette dans la main et un grand sourire sur les lèvres. — Tiens, ma Bidou chérie, a-t-elle ronronné. Du bon steak haché ! J’ai mis le nez dans l’assiette, mais, vous savez, moi j’aime bien manger en prenant mes aises : une petite bouchée par-ci, une petite bouchée par-là, puis je regarde en l’air pendant quelques minutes, puis je recommence : une petite bouchée par-ci… Au moins trois ou quatre fois, Mamy-chèle est venue vérifier si je mangeais bien. Cela me semblait de plus en plus étrange, elle ne se comporte pas ainsi, d’habitude ! — Ce n’est pas bon, ma Bidou ? s’est-elle inquiétée en voyant que je ne mangeais pas tout d’un coup, comme certaine vorace que je connais. Suivez mon regard... Je ne voulais pas lui faire de la peine, à Mamy-chèle, mais son steak haché laissait un peu à désirer. Apparemment, elle ne l’avait pas pris chez le meilleur boucher. Il avait comme un petit arrière-goût un peu amer… Un petit goût de médicament, quoi. De nos jours, on ne sait vraiment plus ce que les producteurs mettent dans la viande, surtout quand il s’agit de viande hachée ! Comme, malgré tout, ce n’était pas mauvais, j’ai terminé mon steak. — Formidable ! m’a complimentée Mamy-chèle. Puis elle s’est assise négligemment dans un fauteuil et m’a regardée pendant que je me baladais à droite et à gauche. L’affreux kide-nappeur aussi me regardait fixement. J’ai fini par me demander ce que j’avais de spécial. — Tu n’es pas un peu fatiguée, ma Bidou ? s’informe Mamy-chèle sur un ton détaché. Fatiguée, moi ? Non, pourquoi ? — Vraiment, tu n’as pas envie de dormir ? Qu’est-ce qu’il lui prend ? Elle chuchote, à l’intention du kide-nappeur : « Je vais aller fermer la porte de sa chambre pour qu’elle n’aille pas se glisser sous le lit pour s’endormir ! » Elle va fermer la porte de ma chambre. Décidément, elle se conduit de façon bizarre aujourd’hui ! Le kide-nappeur a l’air de s’énerver. Je devrais me méfier, peut-être que ça le prend par crises… Il me jette un drôle de regard. L’air de rien, je continue à me promener à gauche, à droite, je fais le tour du salon… — Tu n’as pas l’impression qu’elle devient un peu somnolente ? chuchote Mamy-chèle. — On dirait que ses yeux commencent à se fermer, répond-il sur le même ton. Mais avec moi, on ne peut jamais être sûr de rien : ma démarche est naturellement lente et solennelle et il m’arrive fréquemment de fermer les yeux à moitié quand j’estime que la lumière du jour est trop intense… — Il va falloir de nouveau aller chercher la grande boîte ! soupire-t-il. — Pauvre Bidou ! fait Mamy-chèle. D’un geste engageant, elle pose devant moi un des paniers Félix de la Grisouille et m’encourage à y entrer spontanément. Elle est folle ou quoi ? Jamais je ne poserai une patte là-dedans ! Le kide-nappeur, qui était descendu à la cave, revient… avec une grande boîte en carton qu’avec horreur, il me semble reconnaître… Quand je vous disais que ça le prend par crises ! D’abord, j’ai fait semblant de rien, parce qu’il paraît qu’il ne faut pas contrarier les déséquilibrés. J’ai continué à me promener tranquillement, en me coulant contre les murs pour ne pas trop attirer son attention. Le problème, c’est qu’il me cherche ! Il brandit la boîte. Je me mets à courir. Il me bloque dans un coin ! Dans une seconde, la caisse va se refermer sur moi ! D’un bond désespéré, je saute par-dessus la boîte (quel bond, mes aïeux !) et m’enfuis à l’autre bout de la pièce. Je suis encore véloce, pour mes dix ans ! Aïe ! Il commence à s’énerver sérieusement. Moi aussi. Hélas, me voilà à nouveau acculée ! D’une poussée, il me fait basculer dans la boîte et referme le couvercle sur moi ! Que vais-je devenir ? Une toute petite ouverture dans le plafond de ma prison me permet de respirer et d’observer un peu de ce qu’il se passe à l’extérieur. Après ma capture, les choses vont très vite : Mamy-chèle prend la boîte dans ses bras, le kide-nappeur se saisit du panier où s’égosille la Grisouille et, pour la seconde fois de ma vie, je quitte mon appartement pour n’y plus revenir. Nous sommes en voiture et roulons longtemps, longtemps… Couchée dans ma boîte, je ne dis rien. Parfois, je vois la tête de Mamy-chèle qui se penche sur la petite ouverture, essayant de scruter du regard l’obscurité de ma prison. — Tu vois quelque chose ? demande le kide-nappeur. — Rien du tout. Un chat noir dans une caisse noire… Heu ! J’espère qu’elle n’est pas tombée dans les pommes, la pauvre ! Pas de danger ! Je suis éveillée mais me tiens bien calme. Je dois avouer que je ne suis pas aussi effrayée que la première fois… L’habitude d’être prise en otage, sans doute. J’entends la Grisouille qui pousse des trémolos. Quelle bavarde, celle-là ! La voiture s’arrête. Ma caisse est soulevée et je me sens transportée vers un lieu inconnu. Au bout de quelques minutes, Mamy-chèle déchire le papier adhésif qui maintenait fermée la porte de ma prison. Je suis libre de sortir et ne m’en prive pas. Avec circonspection, j’examine la pièce où je me trouve. Au premier coup d’œil, je m’aperçois qu’on a disposé pour moi, sur le sol, un joli set de table (représentant un chat) sur lequel m’attend une gamelle bien remplie et un bol de lait. Au moins, on n’envisage pas de me laisser mourir de faim, c’est toujours ça. Mon bac de sable est là aussi, dans un coin. Les choses ne se présentent pas si mal, après tout… J’explore mon nouveau domaine. Oh, je dispose d’un fauteuil garni de coussins. D’autres coussins ont été posés sur l’appui de fenêtre qui donne sur la rue, pour me permettre de regarder au-dehors. Mon habitation se compose de deux chambres. C’est plus petit qu’à l’appartement, mais ça va, c’est coquet ! La deuxième chambre a une fenêtre ouverte protégée par une moustiquaire. Stupéfaite, je hume tout à coup les senteurs d’un jardin. Devant cette fenêtre, une chaise n’attend que moi. Je m’y perche et me perds dans la contemplation de la verdure. L’air est tiède et parfumé. — Et voilà, Bidou, tu es revenue dans ton village natal ! dit Mamy-chèle. Les jours passent et, petit à petit, je prends mes habitudes. Le matin, je me pose sur la chaise d’où je peux admirer le jardin et j’attends que Mamy-chèle se réveille pour me préparer mon premier repas. Je furète un peu, j’explore avec prudence mon nouvel habitat. Une fois, j’ai voulu sauter sur un panier en osier, mais le couvercle de celui-ci a cédé sous mon poids, je me suis retrouvée sur un tas de linge à repasser. Je suis sortie de là un peu ébouriffée, on le serait à moins. Une autre fois, j’ai renversé une boîte en carton que j’étais en train d’escalader et me suis trouvée ensevelie sous un amas de couvertures… Heureusement, on est venu me délivrer avant que je n’étouffe. À côté de mon petit appartement, il y a un grenier qu’on me permet d’explorer de temps en temps. Ces derniers jours, pourtant, je n’ai plus osé m’y aventurer, parce qu’une tigresse du cirque Bouglione est tapie dans le foin et n’attend qu’une imprudence de ma part pour me dévorer toute crue, avec les moustaches, les griffes et tout ! Je l’ai vue, elle a des yeux comme des flammes et d’énormes crocs pointus. Alors, vous pensez bien, je reste sagement chez moi jusqu’à ce qu’on capture la tigresse. Prudence avant tout, hein ? « Mais voyons, Bidou, ce n’est pas une tigresse que tu as vue, c’était seulement Ardoise qui faisait son cinéma ! » se moque Mamy-chèle. Elle se trompe. C’était un véritable fauve, déguisé en Grisouille ! Ça existe, ces choses-là, vous savez : vous croyez voir une chose et c’en est une autre ! Terrible, non ? Tic-tic-tic-tap-tap-tap ! C’est le chant mélodieux du petit ordinateur sur lequel Mamy-chèle tapote à toute allure. J’adore cette machine, je m’y colle avec volupté en ronronnant très fort, je resterais bien là toute la journée… « Bidou, dans une autre vie, tu as dû être chat d’écrivain ! » J’en suis intimement persuadée.. D’ailleurs, un écrivain sans chat n’est pas un vrai écrivain, à mon avis. C’est le chat qui inspire, donc, à la limite, on pourrait dire que c’est le chat qui écrit, pas vrai ? Surtout un chat qui, comme moi, ne se limite pas à faire de la figuration ! En effet, il m’arrive d’effleurer délicatement de mes pattes les touches du clavier, j’écris par exemple : aaaaaaaaaa. « Bidou, va-t-en de là, tu me caches l’écran ! » dit Mamy-chèle. Et elle efface ce que j’ai tracé. Je m’habitue même à la présence de mon kide-nappeur, vous imaginez ? Le matin, quand il se réveille, je le regarde, de la chaise où j’ai passé la nuit, devant la fenêtre. Je le salue dans mon langage : « Gnouk ! Pouic ! » Il me répond : « Bonjour, Patapouf ! » Je ne sais pas pourquoi il m’appelle comme ça, je ne suis pas obèse quand même ! Tout juste épanouie. Donc, vous voyez que dans l’ensemble, mon dernier kidnapping s’est bien passé. — Beaucoup mieux qu’on n’osait l’espérer ! dit Mamy-chèle qui se montre très contente de moi. Signé Scoubidou
  5. Il y avait longtemps que je ne m'y étais plus mise, je vais essayer de me rattraper !
  6. Chapitre 56. PURÉE DE MARRONS ! Figurez-vous que pour une raison inconnue, j’ai été à nouveau forcée de passer quelques jours à Bruxelles, en compagnie de qui vous savez ! Évidemment, nous avons passé le temps à nous chat-mailler en nous traitant mutuellement de « Moche, affreuse, pas belle », avec des « Gniac ! Frrrrt ! » par-ci et des « Mioooooow ! » par-là. Par-dessus tout ça, les voix rageuses de nos humains : — Arrêtez de hurler, les deux idiotes ! — Tu vois ? À cause de toi, je me fais traiter d’idiote ! — Ben, c’est toi qui l’es, ça se voit à dix kilomètres ! rétorque la chipie. Faut la voir parader, queue en cierge et regard assuré ! Mais pour qui est-ce qu’elle se prend ? Pour un chef de meute ou quoi ? Et en plus, Olivier et Nathalie ont transporté chez eux ma table de salle à manger et mes chaises, ce qui fait qu’il ne m’est plus possible de guetter la Bidou avec toute l’efficacité requise, sous l’abri de la nappe. Je me contente donc de rester dans mon panier, intérieurement fulminante mais feignant de me désintéresser royalement de la situation. Puis, comme de coutume, je me suis retrouvée fourrée sans ménagements dans mon panier Félix pour le retour à la campagne. J’en ai marre de ces navettes, il faudrait quand même qu’ils se décident une fois pour toutes, à la fin ! Tiens, bizarre : ils placent mon panier sur le siège avant, à côté du conducteur. C’est une première, serais-je montée en grade ? Sur le siège arrière, Michèle… et une grande boîte en carton, silencieuse mais semblant animée, par instants, de légers soubresauts. C’est quoi, ça ? Je suis perplexe. Une fois de plus, nous avons pris le chemin de notre village. Je chantais de tout mon cœur la complainte du voyageur malheureux : « Wâââââââââh ! Miâââââââ ! Ouiiiiiiin ! » — Ardoise, tais-toi ! C’est à toi qu’on aurait dû donner un calmant ! Késaco, cette histoire de calmant ? Cette boîte, à l’arrière, me rend nerveuse : je sens qu’il se passe quelque chose d’étrange ! Arrivés à la maison, Daniel et Michèle me laissent là, plantée au milieu de la cuisine, pour se précipiter à l’étage avec la fameuse boîte. Je reste seule, à me poser des questions. En haut, j’entends comme des roucoulades, des mots apaisants. Mais à qui parlent-ils ainsi, nom d’un chat ? Mon intuition me souffle que quelqu’un habite au premier étage. Quelqu’un d’autre que le Négatif. Ce dernier, soumis à la question, ne peut me renseigner. — Un autre chat, Mam’zelle Ardoise ? Vous croyez ? Comme Michèle a posé un petit rideau de dentelle devant la porte vitrée qui donne sur le bureau et la chambre de mes parents, il n’est plus possible au Négatif de plonger le regard dans ces deux pièces, malgré sa bonne volonté. Pour une fois que l’animal m’aurait été utile ! Moi-même, mine de rien, je multiplie les escapades dans l’escalier. Cet escalier où l’on me défend généralement d’aller, je ne l’ai jamais autant fréquenté ! Je me pose sur une caisse du grenier, ni vue ni connue, et je garde l’œil fixé sur la fameuse porte qui ne me livre pas son secret. Quand je tends l’oreille, il me semble parfois, mais bien sûr c’est impossible, percevoir comme une voix qui fait : « Pouic ! Wip ! Miow ! » Comme la Bidou. Je dois avoir des hallucinations auditives… Ou alors j’entends des envoyés du ciel, pareille à Jeanne d’Arc. Va falloir que je consulte un psy-chat. L’idée, toutefois, fait lentement son chemin dans ma ronde tête grise. La Bidou, ici ? Pourquoi serait-ce impossible ? Je pense à la boîte mystérieuse, dans la voiture… Pour en avoir le cœur net, je m’attaque à mon père d’adoption, dont je connais le cœur tendre à l’égard de son Ardoise favorite. À chaque fois que je le vois prendre un repos bien mérité dans son fauteuil, je m’impose. Je saute à grand-peine sur ses genoux, je m’éternise, je m’incruste… — Ardoise, il fait chaud et tu es lourde ! Aïe ! Tes griffes ! Je fais une tête de martyre. Mon raisonnement est simple : s’il n’avait rien à se reprocher à mon égard, il me reposerait gentiment mais fermement par terre, vous ne trouvez pas ? Il agirait de manière normale, ordinaire, au lieu de supporter mon poids et ma luxueuse fourrure en pleine canicule. S’il ne le fait pas, c’est qu’il se sent coupable ! C’est donc que je ne suis plus le seul chat ici, et qu’on veut me le cacher. Et si on veut me le cacher, c’est que l’autre chat, c’en est un que je ne peux voir en peinture, non ? Il ne s’agit pas du Négatif, ni de la petite Squatter, ni du Beau-Lulu… Résultat des courses et de mes fiévreuses cogitations, il ne reste plus que l’abominable Scoubidou ! Enfer et damnation ! Purée de marrons ! Pendant toute une soirée, j’ai boudé, ostensiblement. Mes parents ont bien compris pourquoi. Ils ont échangé un regard embarrassé. — C’est quand même fou ce qu’elle est intelligente ! a chuchoté Michèle. Au moins, mes qualités intellectuelles sont reconnues, ce qui me met un peu de baume au cœur. Je lui jette un petit regard en coin, mi-figue mi-raisin. C’est ennuyeux de bouder si longtemps… Je vais passer l’éponge, mais garder l’œil ouvert. — Pouic ! fait une voix, à l’étage. L’œil ouvert et l’oreille bien tendue ! Non mais des fois ! Évidemment, mes soupçons se sont confirmés. L’autre matin, histoire d’en avoir le cœur net, j’ai gravi à toute vitesse l’escalier sur les talons de Michèle, afin de pouvoir jeter un coup d’œil dans le bureau quand elle en ouvrirait la porte. Et alors, qu’ai-je vu ? La Bidou installée comme une reine, en train de prendre son petit déjeuner : des dés de jambon et du lait à double teneur en vitamine A, beurk ! Je n’étais pas de bonne humeur, vous pouvez m’en croire ! J’ai passé ma hargne sur le pauvre Négatif qui, lui, prenait son repas dans le fenil. Je me suis ruée sur lui en poussant un cri de guerre. Surpris (mais apparemment pas effrayé), il s’est écarté pour me regarder avec curiosité. — Ça ne va pas, Mam’zelle Ardoise ? — Je hais les chats ! piaillé-je. Si encore les félins qui envahissent sans complexe mon territoire pouvaient accepter de se ranger sous ma bannière, j’aurais la meute la plus splendide de tout le quartier ! Mais ils sont égoïstes ! Individualistes ! Ils refusent tous de marcher au pas. Comment vais-je m’en sortir, dans ces conditions ? Dernière vexation : lors de ses courses, Michèle achète des boîtes pour la tribu féline et choisit une nouvelle sorte de pâtée. — Tiens, cela devrait être bon pour Ardoise ! Elle ouvre la boîte et me sert la mixture avec un sourire engageant. Moi, vous le savez, je ne mange pas n’importe quoi ! Soupçonneuse, je vérifie l’étiquette… et bondis en l’air, de saisissement. Tac-tac-tac-tac ! Je fais claquer énergiquement mon set de table. — Qu’est-ce que tu m’as servi, là ? Mais ça ne va pas la tête ? Pour qui me prends-tu ? — C’est du bon Whiskas, Ardoise ! Comme tu l’aimes ! C’est peut-être du bon Whiskas, je ne dis pas le contraire… mais c’est une boîte pour chat senior ! — Hé, je ne suis pas un chat senior, moi ! Un chat senior, ça n’a plus de dents et j’ai encore une partie des miennes ! Un chat senior, ça a des rhumatismes et de l’arthrose, et moi pas ! Je suis toujours la jeune Ardoise, tout juste un peu plus enveloppée qu’à deux ans et demi, quand je suis venue habiter chez vous ! — Pourtant, rétorque ma mère d’adoption un peu penaude, il y a indiqué "Pour chats à partir de huit ans" et tu en as dix ! Je n’ai pas prétendu manger la fameuse boîte. Beau-Lulu s’en est chargé. Il faut dire que maintenant, avec sa mine lamentable, il a tout à fait l’aspect d’un chat senior, le malheureux.
  7. Chapitre 55. MISERES ET JEUX DE CHATS Comme je suis, à n’en pas douter, un chef de meute avisé et responsable, je fais ma petite tournée d’inspection. Tout me semble en ordre. Voici mon ex-fiancé, toujours flanqué de son disciple. Il le débarbouille à tendres coups de langue. Le chaton se laisse faire, béat. — Z’êtes vraiment une baby-sitter modèle, y a pas à dire ! commenté-je d’un petit air moqueur. — Faut qu’il soit bien propre, parce que ce soir il retourne dormir chez sa M’man ! explique la nounou improvisée, résolument imperméable à toute forme de sarcasme. En ma qualité de propriétaire des lieux et de gardienne des âmes, je scrute d’un œil vigilant la physionomie du noiraud (rien à voir avec la noiraude qui m’empoisonne la vie). — Ah, votre horrible cicatrice se referme ! dis-je avec approbation. Z’êtes tout de même mieux comme ça ! Continuez et ne vous grattez pas, hein ? Naturellement, il suffit que je lui donne de bons conseils pour que, le lendemain matin... — Beurk ! C’est quoi, ça ? — C’est moi, chère Ardoise ! Votre Beau-Lulu ! Incrédule de prime abord, j’examine le désastre. Indescriptible ! Des traces informes, comme de la colle séchée, sur tout le corps ! Un œil poché ! Des tiques partout, jusque dans la figure ! — Mais c’est pas possible une catastrophe pareille ! Qu’est-ce qui vous est arrivé ? — Je m’suis battu ! — Et ces tiques ? Elles viennent d’où ? — Je m’suis terré sous la haie ! — Et ces traces bizarres ? — Je m’suis couché sur un nid de limaces ! En plus, il a gratté sa cicatrice, ce ballot ! Qu’auriez-vous fait, à ma place ? Exactement comme moi : vous enfuir. Frankenstein mâtiné de Dracula, ce n’est vraiment pas un spectacle supportable ! Il a fallu deux jours au monstre de Frankenstein pour retrouver, à peu près, visage félin. Les tiques sont tombées. L’œil poché est à moitié ouvert. — Et mon chaton qui ne vient plus ! soupire le malheureux, tout déconfit. — Ça vous étonne ? maugréé-je. Hier, le chaton est revenu, sa maman le lui avait permis. L’aspect de son mentor ne risquait plus de le traumatiser. Encore que… Voilà que Beau-Lulu a une conjonctivite ! Il pleure des deux yeux et passe son temps à se les nettoyer avec une méticulosité maniaque. Comme il refuse obstinément qu’on l’aide, il faudra bien attendre que la conjonctivite se guérisse toute seule… — Et après ça, qu’est-ce que vous allez encore attraper ? dis-je, fataliste, ne me faisant plus guère d’illusions. Pour me changer les idées, j’observe le petit… ou plutôt, la petite Squatter qui vient de faire irruption, toute bondissante, dans le jardin. Négatif la suit à courte distance, rampant dans les herbes comme un fauve à l’affût. Squatter s’affale au pied du prunier, histoire d’entreprendre une longue et minutieuse toilette qu’elle n’a pas le temps de mener à son terme. En effet, s’étant approché insensiblement, le Négatif bondit soudain et pose sur la minuscule indésirable une patte péremptoire. — C’est chez moi, ici, c’est moi le boss ! Dégage, vermine ! Et plus vite que ça ! Il n’y a pas de quoi s’inquiéter pour l’intégrité physique de la jeune chatte grise. J’ai déjà constaté, depuis belle lurette, que le fait de bondir très haut pour ensuite toucher un autre chat de la patte est une parodie de domination. Personne ne se fait mal, c’est du cinéma. La "victime" se contente de rester immobile, en arborant un air résigné pour montrer qu’elle a compris. Ce que s’empresse de faire Squatter, très au courant des usages félins. Remarquez que le Négatif aurait pu avoir la décence de préciser qu’il n’est le boss que par intérim, lorsque moi, la tendre Ardoise, je condescends à lui laisser ce rôle. Il ne l’a pas dit. Il faudra que j’attire son attention sur ce point, un de ces jours. Pour le moment, je me contente d’observer paresseusement son manège. Laissant la jeune Squatter couchée dans l’herbe, le Négatif se dirige vers notre terrasse avec une lenteur solennelle, en roulant des mécaniques. Il est tout fier d’avoir pris du poids et de la consistance au cours de l’hiver, ce qui lui permet de bluffer ses congénères en jouant au Rambo. En son for intérieur, je parierais bien qu’il est demeuré rougissant et timide, mais il le cache de mieux en mieux… Je dirais même qu’il en fait trop. N’y tenant plus, Squatter se lève et entreprend de suivre l’imposante silhouette qui s’éloigne majestueusement. Ses petits pas sautillants vont la mener à hauteur de son agresseur lorsque celui-ci, tournant la tête, émet un grognement de mauvais augure : « À dix pas de moi, vermisseau ! » La petite Squatter observe la consigne… durant deux secondes. Puis, d’un élan, elle se précipite pour se retrouver, triomphante, la première à la porte de la maison. — C’est moi qui ai gagné, tralala ! Dégoûté par ce manque d’éducation, le Négatif tourne noblement le dos au trublion et s’éloigne. Moi, bien tranquille, je jubile : une chance que je ne me sois pas chargée de mettre moi-même au pas la minuscule rebelle ! Négatou va encore en voir de toutes les couleurs, ce sera un régal d’assister à cela !
  8. Chapitre 54. MOI AUSSI ! (par Scoubidou) C’est pas parce que je suis encore à l’appartement qu’il faut m’oublier : moi aussi, j’ai dix ans, n’en déplaise à la Grisouille ! Elle veut toujours tenir le crachoir, mais c’est pas elle la plus importante, quand même ! En tous cas, pour mon anniversaire, j’étais bien tranquille, vu qu’elle n’était pas là pour m’embêter. Mamy Scouby est venue passer deux ou trois jours avec moi et m’a apporté du jambon en dés, du steak haché et de l’herbe à chat, tout ce que j’aime ! — Oh là là, Bidou, c’est quoi, ces petits tas de sable partout ? Je m’étais amusée à sortir un peu de sable bien blanc de mes bacs pour en faire de petites pyramides, dans la salle de bains et dans ma chambre. On se distrait comme on peut ! — C’est joli, hein ? ai-je dit, très fière de moi. Mais elle n’a pas trouvé ça tellement joli, je crois, parce qu’elle a pris dans le placard l’horrible machine qui fait du bruit, et cette machine a avalé mes châteaux de sable. Moi, bien sûr, je m’étais cachée sous le lit pour que la machine ne me voie pas. C’est vicieux, ces bêtes-là. Le monstre bruyant a aussi avalé mes jolis poils noirs que je perds en petites touffes soyeuses et qui parsèment artistiquement le tapis. — Si seulement tu voulais bien te laisser brosser, ma Bidou, ta fourrure serait bien plus belle ! a soupiré Mamy Scouby. — Ma fourrure est déjà très belle comme ça ! ai-je répliqué. Je ne vais quand même pas la laisser passer un peigne ou une brosse sur moi, hein ? Je fais tous les jours ma toilette, je me lèche, je me coiffe avec mes griffes, je n’ai pas besoin d’autre chose. On n’est jamais mieux servi que par soi-même, je trouve ! Je suis une individualiste. D’accord, je déteste qu’on me prenne dans les bras ou qu’on me brosse, mais j’adore bavarder ! C’est pas pour rien que j’ai une superbe robe noire avec un petit jabot blanc. Il paraît que c’est un signe de famille : là où je suis née, dans le buisson en face de la maison où habite à présent Mamy Scouby, tous les chats sont comme ça, mais c’est tout de même moi qui ai le vocabulaire le plus étendu. — Miow ! Couic ! Pouac ! Ksssst ! Les gens qui n’y connaissent rien prétendent que je ne sais pas miauler. Personnellement, je ne vois pas pourquoi je ferais tout bêtement Miaou ! comme la Grisouille… D’ailleurs, quand elle me voit, la Grisouille ne fait pas Miaou ! mais Grrrrr ! Moi, j’innove, je décris mes idées et mes sentiments avec de petits bruits divers, je me perds dans de longs discours… J’aime bien le son de ma voix. Et j’aime aussi prendre mon bain de soleil, couchée sur le dos, sur le tapis du salon. Enfin, quand je dis "bain de soleil", ce n’est pas exactement ça, faut que je vous explique. Le séchoir est en panne et quand Mamy Scouby vient passer quelques jours à Bruxelles, elle a toujours beaucoup de linge à laver. Alors elle met en route la machine qui fait : Wwwwwwou wwwwwou wwwwwou avec le linge qui tourne dedans et que je contemple durant des heures, puis elle allume au maximum le chauffage du salon. Quand la machine a terminé son travail, Mamy Scouby étale le linge sur le radiateur, pour qu’il sèche vite. Moi, je regarde, tout ça m’intéresse beaucoup. Une douce vapeur s’élève, la chaleur m’enveloppe, comme dans un sauna. Alors je m’étends, les quatre fers en l’air, et je ne bouge plus. C’est ça que j’appelle prendre mon bain de soleil ! Pour aérer la salle à manger, Mamy Scouby ouvre la porte-fenêtre de la terrasse. — Pas d’imprudences, hein, Bidou ? me recommande-telle. Je m’approche doucement de la fenêtre en faisant bien attention. En bas, sur le boulevard, il y a de grosses choses qui roulent en faisant : Brrrroum ! Pouêt ! Sur le balcon, une espèce de monstre gris vient se poser à un mètre de moi ! Terrorisée, je ne fais qu’un bond jusque dans ma chambre et me réfugie sous le lit. « C’est quand même incroyable, cette chatte a même peur d’un pigeon ! » Finalement, c’est un peu vexant d’être considérée comme une trouillarde, même si… J’ai fait un acte de courage, mais alors là, j’ai vraiment pris sur moi ! Mamy Scouby était partie faire des courses. Quand j’ai entendu la clé tourner dans la serrure, je me suis précipitée pour l’accueillir et, sur ma lancée, j’ai fait un petit tour d’honneur hors de l’appartement, sur le palier. Elle n’en revenait pas ! Moi non plus. — Tu vois bien que je ne suis pas si froussarde que ça ! ai-je claironné, le coeur battant. Puis j’ai de nouveau franchi la porte dans l’autre sens, pour me remettre bien en sécurité chez moi. Courageuse, oui, mais pas téméraire ! Ma fugue d’il y a quelques années ne m’a pas laissé de bons souvenirs, croyezmoi. — Ma pauvre Scoubidou, il va quand même falloir que tu viennes nous rejoindre à la campagne, tu dois t’ennuyer, toute seule ! M’ennuyer ? Pas vraiment, car je dors et réfléchis beaucoup. Et puis, déménager, quel stress, si c’est comme la dernière fois ! Alors, merci bien ! En plus, je me retrouverais avec la Grisouille… — On te mettra en haut, dans la chambre et le bureau, tu auras un petit appartement confortable ! Quand même, devoir encore m’habituer à un autre endroit, je ne suis pas franchement pour ! Il y a déjà presque un an que je vis ici et je m’y plais. — Il y a largement de la place pour tout le monde : Ardoise occupe le rez-de-chaussée de la maison et le chat Négatif, la salle de bains et le fenil. Le troisième chat, Beau-Lulu, possède une garçonnière dans le jardin. Tu devrais le voir, Bidou, il te ressemble comme un frère ! D’ailleurs, il doit être de ta famille, puisque tu es native du village… Ce sera un retour au bercail. Encore des chats ? Je n’ai pas voulu le dire à Mamy Scouby, mais j’aime pas les chats ! C’est des drôles de bêtes, avec des oreilles pointues, une longue queue et des yeux bizarres, comme la Grisouille ! Mais il parait que la Grisouille est un numéro spécial et il a fallu que je tombe sur celui-là ! Plutôt que des chats, je préférerais habiter avec des poissons rouges ! Mamy Scouby est repartie et une semaine a passé, dans la routine : je recevais une fois par jour la visite d’Olivier, venu me nourrir et changer ma litière. Tranquille, je passais le temps à somnoler sur le tapis. Un jour, pourtant, j’entends la clé tourner dans la serrure. Je ne fais qu’un bond jusqu’à la porte : Mamy Scouby est de retour ! — Pouic ! Te voilà ! dis-je. On va de nouveau s’amuser comme la dernière fois ? J’ai des tas de choses à te raconter, mes rêves et tout ça ! Juste comme je finis de parler, qui est-ce que je vois, derrière elle ? Le kide-nappeur ! Je regagne ma chambre, en catastrophe, puis je passe une tête précautionneuse pour suivre le fil des événements. Et qu’est-ce que je vois encore, posé par terre, au milieu du hall ? Le panier Félix ! Rempli, évidemment. Ah ben zut, alors ! Je fulmine. Ils restent deux jours. Moi, je marche sur des oeufs, en faisant bien attention à ne pas m’approcher du kide-nappeur. — Scoubidou ! Gentille minette ! Viens chez papa ! dit le faux jeton avec son sourire de traître. Tout comme dans les romans de Barbara Cartland, quand l’Affreux essaie d’attirer la douce héroïne dans un guette-à-pince ! La Grisouille ne m’a pas adressé la parole de tout son séjour, pas un mot ! Elle s’est cachée et je sentais qu’elle m’observait tout le temps, ce qui est très dérangeant. Comme elle est petite, elle se met dans n’importe quel recoin et c’est la galère pour savoir où elle est. C’est comme ça que je suis allée inspecter prudemment le tapis, sous la table, avec des ruses de Sioux, en croyant qu’elle y était… Eh ben, elle y était pas ! Et quand je la cherchais ailleurs et que je revenais… Eh ben, elle y était ! Je recevais en pleine poire le rayon paralysant des yeux flamboyants. Elle est vraiment spéciale, ça oui ! Et elle fait des manières ! Quand elle doit aller au petit coin, elle se fait accompagner, comme si j’étais King-Kong en personne. Elle ne supporte pas que je la regarde quand elle marche, quand elle mange, quand elle dort… Chaque fois qu’elle veut se dégourdir les pattes, elle exige qu’on ferme la porte de la pièce où je suis. Je commence à la trouver mauvaise : pourquoi elle peut tout se permettre et moi, rien ? Qu’est-ce que j’ai été contente quand j’ai vu qu’on refermait le panier Félix et qu’on le posait dans l’ascenseur, avec d’autres bagages ! J’étais d’autant plus contente que le kide-nappeur est parti tout seul, avec la Grisouille : Mamy Scouby est encore restée avec moi, quelques jours. Je me suis défoulée ! J’ai jacassé tout le temps, sauf quand je boudais. Ben oui, il m’arrive de bouder, quand mon lait est d’une autre marque que celle que j’aime, avec la double ration de vitamine A. Je n’ai pas encore bien saisi la technique, mais ça viendra. Voilà comment je procède : je me mets au milieu de la cuisine, très droite, très digne, et je m’assieds sur mon derrière en tournant ostensiblement le dos à Mamy Scouby. L’ennui, c’est que, comme je ne sais pas si elle l’a remarqué, ce qui est le but sinon ça ne servirait à rien de me fatiguer à bouder, je me retourne parfois pour jeter un petit coup d’oeil, et je la vois rire en me regardant. Je devrais avoir les yeux derrière la tête, ce serait beaucoup plus facile pour bouder efficacement. Comment ils font, les autres chats ? — Que tu es naïve, ma pauvre Scoubidou ! fait-elle. Et alors ? Dans les romans déjà cités plus haut, l’héroïne est toujours naïve, sinon elle ne serait pas l’héroïne ! Et puis, je ne connais rien du monde extérieur, on ne m’a jamais appris. Si j’avais été au courant de tout, je n’aurais pas raté ma fameuse fugue, je me serais débrouillée comme un chef, au lieu de me retrouver coincée dans une fenêtre en sous-sol et repêchée dans un filet à crevettes ! Et remarquez : à cette époque, c’était déjà le kide-nappeur qui tenait le filet. Il a toujours joué un seul rôle dans ma vie, celui-là, et pas un beau rôle ! Et il ose roucouler en disant : « Minette, viens dire bonjour à papa ! » C’est de la confiture pour m’endormir, je ne suis pas dupe ! Mamy Scouby est repartie en me confiant le logis. Je prends mon rôle de gardienne très au sérieux : comme je suis toute noire, grande et forte, avec des yeux fulgurants, je ferais très peur à un voleur éventuel… Déjà que moi-même, quand je me vois par hasard dans un miroir et que j’ai oublié que c’est moi, j’ai déjà le coeur qui saute et je crie : « Au secours ! Un chat ! » Alors, vous imaginez, un voleur ! Il serait paralysé de terreur ! Moi aussi, sûrement… Mais je doute qu’un malfaiteur entre ici, il y a beaucoup de serrures, je suis en sécurité. Scoubidou
  9. Chapitre 53 : J'AI DIX ANS ! Que battent les tambours et sonnent les trompettes : j’ai dix ans en ce mois de mai ensoleillé ! Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, toutefois, la fanfare et les majorettes ne se sont pas déplacées pour l’occasion. Le Bourgmestre n’est pas venu me féliciter. Mon anniversaire s’est déroulé dans le calme… Il n’empêche que je porte fièrement un âge qui me place à présent bien au-dessus des matous d’alentour : un âge à deux chiffres ! Qui dit mieux ? Toute souriante, Scouby est venue déposer devant moi, en grande cérémonie, une assiette odorante. — Pour tes dix ans, Ardoise ! Un petit menu spécial ! Image vivante de la méfiance, je plonge le museau dans la gamelle. — C’est quoi, ça ? Ça n’a pas l’air terrible ! Je mâchouille consciencieusement, fais la grimace. — Bêke ! J’aime pas ! Mes parents se dévisagent, visiblement déconfits. — Enfin, Ardoise, c’est de la lotte ! C’est délicieux, la lotte, c’est un poisson de haut standing ! Je lève les yeux au ciel avec commisération. — Je préfère mon colin d’Alaska ! décrété-je. Tiens, reprends-la, ta délicieuse lotte ! Ostensiblement, je fais claquer à trois reprises mon set de table sur le sol et me détourne. Je vais m’installer confortablement sur mon fauteuil favori (celui de Daniel, comme chacun sait) et condescends à mettre du baume au cœur de ma famille d’adoption. — Bien, je vous pardonne parce que je sais que vous avez voulu me faire plaisir, dis-je avec magnanimité à mes serviteurs éplorés, mais c’était vraiment pas la peine de faire des efforts d’imagination, vous savez ! Pour moi, y a que le colin d’Alaska de bon ! Simple mais bon ! Vous pouvez disposer, mes braves. — J’ai comme l’impression que les dix ans d’Ardoise lui montent à la tête, marmonne ma bipède, assez haut pour que je l’entende. Je ne relève pas. À mon avis, elle est un peu jalouse : elle n’a plus dix ans, elle ! Le soir même, je savoure les senteurs du jardin en remuant délicatement mon joli nez rose, confortablement étalée sur le paillasson, devant la porte ouverte. Une silhouette noire et furtive se dessine devant mes yeux : le Beau-Lulu approche avec mille précautions, tentant de se faire une idée de mon humeur du moment, avant de m’aborder. L’expérience lui a démontré en effet que, si je suis mal lunée, il est imprudent d’attirer mon attention. Mais aujourd’hui, je me sens charitable. Le grand âge, peut-être… Soulagé, l’animal se détend. — Chère Ardoise ! miaule-t-il. Devinez ce que M’dame Scouby m’a donné, aujourd’hui : du poisson succulent ! De la lotte ! C’est la première fois de ma vie que j’en mange et il paraît que c’est à vous que je le dois ! J’vous remercie bien ! — Il n’y a pas de quoi, je vous assure, dis-je gracieusement. — Si j’avais su que c’était votre anniversaire, j’vous aurais offert un cadeau, continue la bestiole en faisant des ronds de patte. Une petite souris grise bien tendre, par exemple ! — Non, merci ! dis-je, frémissant d’horreur. Et je poursuis, le ton sévère : « À propos de souris, si vous tombez sur une petite musaraigne qui zozote, ne la tuez pas, hein ? C’est une copine à moi, elle a déjà partagé mon repas. » — Mais elles zozotent toutes, chère Ardoise ! Comment que je la reconnaîtrais ? argumente le Beau-Lulu en ouvrant de grands yeux. — Alors, à partir d’aujourd’hui, défense de vous attaquer encore à une souris grise ! J’ai dit ! Accablé, il soupire. Lui qui disposait, dans la prairie voisine, d’un terrain de chasse si giboyeux ! Il doit regretter d’être venu manger de la lotte pour mon anniversaire… Ayant ainsi, sans pitié, prononcé ma sentence, je tourne ma tête auguste vers la minuscule forme féline qui, comme d’habitude, accompagne mon soupirant. — Miaou ! me salue le chaton. Tiens ! Aurais-je besoin d’une paire de lunettes ? Il me semble que… Je dévisage l’animal de plus près, avance mon museau pour le flairer, histoire de me rendre à l’évidence. Impressionné, il s’écarte timidement. Une giclée d’adrénaline se décharge dans mes veines. Qu’a-t-il encore fait, ce Beau-Lulu ? — Hé ! m’écrié-je avec agitation, vous vous êtes trompé de chaton ! Allez vite le remettre où vous l’avez pris ! C’est pas le même que la dernière fois, c’est pas celui qui me ressemble ! — Je sais, chère Ardoise, calmez-vous, ronronne le mentor, apaisant. Celui-ci, c’est pas mon disciple, c’est un petit voisin qui m’a été confié pour la journée. Il est mignon aussi, hein ? Et slurp ! Il passe sur la tête du bébé une langue râpeuse et protectrice. Il est complètement gâteux avec ses chatons, ma parole ! — Et combien est-ce que vous en avez, comme ça ? m’enquiers-je, hébétée par ce nouveau coup du sort. Bientôt, vous m’amènerez une colonie de vacances ou une classe de maternelle, je vois déjà ça d’ici ! Cette perspective, visiblement, séduit le Beau-Lulu. — Ce serait bien, chère Ardoise ! Dix ou quinze chatons, et moi au milieu, leur dispensant ma science ! s’exclame-t-il. En un éclair, j’évoque une multitude de chatons de toutes les couleurs, s’ébattant dans mon jardin, mangeant mon herbe fraîche… Il faut que je détourne subito presto l’attention du Beau-Lulu sur un autre sujet, avant qu’il ne se mette à réfléchir sérieusement à la question. — C’est pas tout ça, mais vous vous êtes déjà regardé dans la glace ? Z’avez une horrible cicatrice sur le côté de la tête, on dirait trois gros coups de griffe. Qu’est-ce que vous avez encore fait ? — Je me suis battu, chère Ardoise, avoue-t-il d’un petit air penaud. — Kssssst ! sifflé-je avec désapprobation, pour ça, z’êtes le digne fils de votre P’pa ! Il était couturé de tous les côtés, celui-là. Ne grattez pas, surtout ! Ce serait encore plus affreux. — Mais ça chatouille, murmure le belligérant. Impitoyable, je poursuis mon examen. — Et puis, vous feriez bien de vous remplumer un peu, z'êtes maigre comme un clou ! Pourtant, avec tout ce que ma mère-à-moi vous donne à bouffer… Il pousse un profond soupir. — J’ai tellement à faire ! Courir de tous côtés ! Et puis, les soucis… — Z’avez des soucis, vous ? Attendez seulement quand vous aurez mon âge ! — Et puis, les chagrins d’amour ! achève-t-il en me coulant un regard noyé. Je sens comme un petit pincement désagréable au creux de l’estomac. Un vague sentiment de culpabilité, peut-être… Toutefois, il est exclu que je renoue mes fiançailles ! Je suis beaucoup plus tranquille depuis que j’ai la certitude de rester célibataire. Au fond, je n’aurais jamais supporté d’avoir à partager mon panier Félix : il n’y a pas place pour deux, même si le Beau-Lulu a maigri. C’est déjà bien assez que je doive endurer, chaque matin, la visite de ce même animal qui, dénué de tout scrupule, envahit ma maison d’un petit pas conquérant pour venir vider ma gamelle avant d’entamer la sienne ! Moi, bonne poire, je me laisse toujours surprendre : je suis en train de dormir paisiblement dans mon panier, quand je sens un souffle chaud sur mon museau. J’entrouvre les yeux. Inutile de vérifier, c’est tous les jours la même chose : le Beau-Lulu introduit dans mon panier une tête prudente, histoire de s’assurer si je suis encore dans les bras de Morphée. Tranquillisé à cet égard, il s’attaque joyeusement à mon petit déjeuner. Encore mal réveillée, je déroule le cou hors de ma coquille comme un gros escargot somnolent et tends l’oreille vers des sons étranges : Grunch ! Oumph ! Miam ! Tétanisée d’indignation (pourtant je devrais avoir l’habitude), je demeure immobile, l’esprit en déroute, pendant que mon assiette se vide à un rythme soutenu. Puis, l’envahisseur passe allègrement devant moi pour regagner la terrasse. À ce stade, l’estomac plein, il ne prend même plus la peine de regarder si je suis éveillée ou non… Je vous assure qu’il y a mieux pour me mettre de bonne humeur, le matin ! Et hier soir, il s’est avisé de récidiver… Mais j’y ai mis bon ordre, je peux vous le certifier ! À l’aube, je suis peut-être un peu vaseuse, mais au coucher du soleil, j’ai tous mes esprits. J’étais tranquillement assise sur mon appui de fenêtre, admirant le paysage, quand le butor, tout faraud, s’est introduit dans la salle à manger. Visiblement, il projetait de poursuivre son avance conquérante jusqu’à la cuisine où se trouve ma gamelle, comme chacun le sait. J’ai beau avoir dix ans, je n’ai rien perdu des ressources de mon puissant intellect. Me rendant compte de la gravité de la situation, je me suis instantanément muée en bloc de pierre et j’ai fait mon regard de croco, spécialité toute ardoisienne. Averti par je ne sais quel sixième sens, ou peut-être par les ondes négatives que j’émettais à son encontre, le Beau-Lulu a tourné la tête… et son regard effaré a croisé le mien. — Glups ! a-t-il émis, manifestement terrorisé. Moi, silencieuse, hiératique, je le fixais sans ciller. Grise de la tête à la queue, monolithique, du pur granit. Une statue de déesse-chatte, lourde et menaçante. Si j’étais née au temps des Égyptiens, ma place était toute désignée : au sein d’un temple. Peut-être que, finalement, ça m’aurait plu, les hommages et les prosternations. Le Beau-Lulu a craqué, c’était inévitable. — Je… Je me souviens brusquement que… j’ai un rendez-vous urgent ! a balbutié l’infâme en détalant sans demander son reste. Restée maîtresse du terrain, je me suis autorisé un petit sourire dans mes moustaches : mon fameux regard paralysant n’a rien perdu de sa mortelle efficacité ! J’aimerais bien, par la force de ce regard, faire disparaître également mon éternel locataire… Hélas ! Le Négatif s’incruste ! Je le soupçonne même d’avoir certains pouvoirs de sorcellerie, parce que ce n’est pas normal que Daniel soit envoûté comme ça ! Bon, d’accord, il a toujours eu un faible pour cet animal, mais de là à s’inquiéter quand il rentre tard le soir… Faut quand même pas exagérer ! — Mon Négatou est rentré ? Non ? Je me demande où il traîne… Je vais voir s’il n’attend pas devant la porte ! Négatou n’est pas devant la porte. Il joue sur le talus de la voisine, au milieu des fleurs, et ne manifeste aucune intention de regagner le domicile paternel. — Il faut quand même que Négatif garde l’habitude de passer de temps en temps une nuit dehors, fait remarquer Scouby. Sinon, que va-t-il faire quand nous serons à Bruxelles pour deux ou trois jours ? Daniel soupire… Il a horreur d’être obligé de retourner à Bruxelles de temps à autre, lui qui ne se sent bien que dans son jardin ! Et puis, son cœur se serre quand il pense à son gentil chat des champs livré aux esprits nocturnes… Son pauvre Négatif sans défense ! Inutile de lui répéter que le chat sans défense a passé toutes les nuits de sa vie à l’extérieur avant de venir habiter chez nous et ce, sans problème apparent. Ce raisonnement glisse sur l’esprit de Daniel comme l’eau sur les plumes d’un canard : en effet, il n’est pas question de raison, mais de sentiments ! Depuis deux ou trois jours, le Négatif en question a quitté son petit lit de la salle de bains, pour émigrer sur une vieille botte de paille demeurée sur les poutres surplombant le fenil. — Keske vous faites là ? m’informé-je, soupçonneuse, en levant les yeux vers son perchoir. — Je surveille, répond-il sereinement. D’ici, j’ai vue sur tout mon appartement, Mam’zelle Ardoise ! Pour vérifier, je le rejoins précautionneusement. C’est vrai, la vue est imprenable. Je devrais penser à augmenter le montant de son loyer… — Vous surveillez quoi ? Tiens, pour une fois, z’avez pas grogné à mon passage. C’est-y que vous seriez devenu poli ? Il bâille un bon coup et répond avec candeur : — C’est pas ça, Mam’zelle Ardoise ! Mais figurez-vous que jusqu’à présent, j’étais certain que vous étiez la chatte la plus enquiquineuse du quartier… — Merci, dis-je, ne sachant trop si je dois le prendre pour un compliment. — Eh bien, je me suis trompé ! Il y a pire ! J’ouvre de grands yeux éberlués. — Pire que moi ? dis-je, n’en pouvant croire mes oreilles. — Oui, bien pire ! — Pire que Beau-Lulu ? — Oh, le Supergloups, à côté de ça, c’est un amateur, il ne tient pas la route ! — Mais qui ? qui ? Le Négatif soupire : « Vous vous souvenez du petit Squatter de l’été passé ? » — Ce bébé ? Ce tout petit machin ? dis-je avec dédain. — Regardez-le de plus près, le petit machin, Mam’zelle Ardoise ! Z’aurez pas longtemps à attendre : dès que M’sieur Dan ou M’dame Scouby vont ouvrir la porte du fenil, il sera là ! Justement, Scouby va faire des courses. Elle sort de la maison, sans s’apercevoir qu’une petite flèche grise lui a filé au ras des pieds pour s’introduire dans le fenil à l’allure d’une fusée supersonique. Et cette fusée se dirige, en droite ligne, vers la gamelle du Négatif, laquelle se retrouve vidée en un clin d’œil. Comme par un coup de baguette magique. — Et voilà ! commente amèrement le locataire spolié. — Eh bien, vous avez raison, c’est encore plus fort que le Beau-Lulu ! approuvé-je, fascinée. La petite flèche grise, rassasiée, s’immobilise l’espace d’une seconde, avant de se mettre à fureter dans tous les coins. Il s’agit bien du petit Squatter, un tantinet grandi, superbe, arborant une fourrure encore plus luxueuse que la mienne et une somptueuse queue en panache fièrement dressée. De plus, l’expression de sa frimousse malicieuse assure que le personnage n’a pas froid aux yeux ! — Attends, goinfre, attends que je t’attrape ! grogne le Négatif, outré. Le petit animal lève les yeux et feint la confusion en s’apercevant de notre présence. En réalité, tout son corps frétille de gaieté. Il a bien changé, le chaton timide d’il y a quelques mois ! Tout, dans son attitude, prouve qu’il considère à présent notre fenil comme territoire conquis. — Flanquez-lui une bonne correction ! suggéré-je à l’intention de notre attitré chat des champs, tout raidi de désapprobation. — Z’avez facile à dire ! grogne celui-ci. Essayez, pour voir, Mam’zelle Ardoise. C’est votre maison, non ? — Mais c’est vous qui chantez sur tous les tons que vous avez signé un bail incluant le fenil ! rétorqué-je, pas fâchée de lui river son clou. En fait, le Squatter est un véritable feu follet et aucun de nous n’a envie de se couvrir de ridicule en tentant de le pourchasser. Nous nous contentons de le suivre des yeux alors qu’il batifole à gauche et à droite, pas gêné pour un sou. De temps en temps, pour la forme, nous émettons un grognement menaçant qui ne lui fait ni chaud ni froid. — Ça ne va pas être facile de s’en débarrasser ! auguré-je sombrement. — Si encore c’était un empoté de chat comme le Supergloups, on pourrait l’intimider… Mais c’est une chatte ! soupire le Négatif, conscient de la supériorité physique et intellectuelle du beau sexe. — Vous m’en direz tant ! Me retrouverais-je devant un clone de la Petite-Goulaffe, un de plus ? Je ferais mieux de m’en laver les pattes et de refiler le problème à mon locataire… À mon âge, je devrais m’éviter les soucis. Voilà Daniel qui entre dans le fenil. Il lève les yeux et, bien sûr, je me fais sonner les cloches. — Ardoise ! Descends tout de suite ! Arrête d’embêter le pauvre Négatif ! — Hi hi ! émet ce dernier, sardonique. Ulcérée, je regagne le plancher des vaches en ruminant des pensées de vengeance. J’entends la voix qui poursuit : « Tiens, Squatter ! Qu’est-ce que tu fais à l’intérieur ? Tu as faim, pauvre minou ? Attends, je vais te donner du bon miam-miam. » Cette manie de donner du miam-miam à n’importe qui ! — Maintenant que j’ai dix ans, plus question que je sorte avec un collier et une corde, comme une chèvre liée à son piquet ! dis-je fermement à Scouby. — Mais enfin, Ardoise… — Plus de corde ! ai-je grondé. Et je me suis réfugiée sous une chaise de la salle à manger pour qu’elle ne puisse pas me passer le collier au cou. Pas découragée, elle change de tactique, ouvre la porte du jardin : « Minou ! Viens manger ton herbe ! » Je ne suis pas née de la dernière pluie : je sais bien qu’elle m’attend à la porte, prête à me passer le garrot d’infamie sitôt que j’essaierai de sortir. Pas de ça, Lisette ! J’ai plus d’un tour dans mon sac. Je calcule soigneusement mon élan, je fonce… J’ai réussi ! Je suis sur la terrasse avant qu’elle ait pu esquisser un geste. Elle me suit. — Allez, Ardoise, sois raisonnable ! Je me cale obstinément sous une chaise de jardin et défie du regard mon bourreau. Je ne me laisserai plus mettre cette corde et j’irai où il me plaira, na ! De guerre lasse, elle se penche, me saisit sous son bras et va en déférer à l’autorité paternelle. — Pas de corde, pas de sortie, tu es trop fugueuse ! C’est à prendre ou à laisser ! — Alors, je laisse ! rétorqué-je. Reposée à terre, je m’installe noblement dans mon fauteuil, sans avoir touché à l’herbe dont j’ai pourtant grande envie. Comme il se doit, j’arbore une tête de martyre : sainte Ardoise. Mon ultimatum a mis mes parents en ébullition. Je sais très bien que c’est parce qu’ils tiennent à moi qu’ils s’obstinent à m’attacher comme un veau, mais j’ai quand même mon petit mot à dire sur la conduite de ma propre vie, non ?
  10. Pas mal... Les harceler, c'est une bonne tactique. Quand ils n'en peuvent plus, ils demanderont grâce et alors, tes frangines et toi, vous pourrez dicter vos conditions. N'oubliez jamais que c'est vous, les chats, qui êtes les maîtres ! Il faut les faire marcher au pas, tes humains ! Ton papa se lève tous les jours à 3 h 30 ? Il ne vous réveille pas, au moins ?
  11. Chapitre 51 : RENCONTRE AU SUPERMARCHE Scouby fait ses courses au supermarché de la petite ville proche. Elle est occupée à remplir son caddy au rayon "Nourriture et fournitures pour animaux", quand une petite dame âgée survient à son tour pour s’approvisionner. — Madame, pourriez-vous avoir la gentillesse de me donner ces deux boîtes, sur l’étagère là-haut ? Je n’y arrive pas. Scouby se hausse sur la pointe des pieds et tend à la petite dame les boîtes convoitées. Bien sûr, la conversation s’engage, sur un sujet particulièrement intéressant. — Les chats n’ont que l’embarras du choix, ce n’est pas la variété qui manque, ici. La petite dame lève les bras au ciel. — Ah, madame, ils deviennent difficiles ! Ils n’aiment plus rien ! De temps en temps, je leur achète une boîte bon marché pour qu’ils se réhabituent à tout. — C’est une bonne idée, opine Scouby en se saisissant de l’une des boîtes en question. Poisson et crevettes … Ce n’est certainement pas mauvais, je vais essayer ! — De mon temps, les chats n’étaient pas comme ça ! Ils mangeaient des reliefs de table, on leur donnait du pain trempé dans du lait… Ils étaient toujours contents ! Mais maintenant, ce n’est plus le cas, il leur faut le meilleur ! Mais où sont les chats d’antan ? — Et en Angleterre, vous savez ce qu’ils font, dans les usines de nourriture pour animaux ? questionne la petite dame qui a l’air d’en savoir long sur le sujet. — Heu, non… — Ils engagent des goûteurs ! Oui, vous avez bien entendu ! Spécialement pour les chats ! Après quelques exclamations supplémentaires, la petite dame s’en va en secouant la tête, son chariot ayant fait le plein de boîtes et de croquettes de différentes marques. — Quand même, Ardoise, ce n’est pas moi qui goûterais ton Félix ! déclare ma mère d’adoption en rentrant à la maison. — Ce qui est bon pour moi devrait l’être pour toi, dis-je avec logique, en inspectant soigneusement les provisions. J’ai un œil de lynx en ce qui concerne les boîtes de nourriture pour chats, je crois avoir mémorisé l’aspect de toutes les marques que j’apprécie. Tiens, une boîte que je ne connais pas et qui ne m’inspire pas confiance… Il est temps de remettre les pendules à l’heure, comme je dis toujours. — Celle-là, j’en veux pas ! Donne-la à qui tu veux, au Négatif par exemple, mais pas à moi ! — Ça sent pourtant bon, objecte Scouby en ouvrant la boîte. — Eh bien, alors, goûte ! dis-je. Elle ne l’a pas fait. Chapitre 52. MISTER CATA (par Négatif) Je suis sûr que vous attendiez impatiemment des nouvelles du charmant Négatif, je me trompe ? À moins que la Mam’zelle Ardoise ne s’en soit déjà chargée, mais elle est un brin tendancieuse, vous savez ! Pour moi, ça roule ! J’habite une jolie maison où j’ai loué un appart dernier cri. Ce que c’est que le standing : il y a même des portiers ! Plus besoin de s’insinuer dans une chatière où on pourrait rester bloqué pour cause de prise de poids. Il suffit de crier Miêêêêê ! et quelqu’un accourt pour vous ouvrir la porte si vous voulez faire une balade. Je ne sais vraiment pas pourquoi, mais on m’a donné un troisième nom. Après Négatif ou Négatou, me voilà surnommé Mister Cata ! C’est peut-être vrai qu’il m’arrive de m’emmêler les pinceaux et faire des choses qui ne se font pas, mais faut comprendre : c’est très, très difficile de déjouer les pièges d’une maison ! Il y a des armoires qui se referment toutes seules quand vous vous trouvez à l’intérieur, il y a des planchers qui cassent quand vous passez dessus… D’ailleurs, le fait est connu : la plupart des accidents sont des accidents domestiques. Alors, appeler Mister Cata un pauvre chat inexpérimenté, c’est exagéré à mon avis. Il y a quelques jours, j’étais un peu cafardeux. Dehors, il pleuvait. En général, je passe le temps dans ma chambre, sur mon petit fauteuil, ou au fenil pour y prendre mes repas. Cette fois, je ne me sentais pas d’appétit. J’ai bien essayé de m’aménager un petit nid au creux d’une botte de paille, sous le toit, histoire de varier les plaisirs, mais cela ne m’a pas apporté le contentement espéré. Je m’ennuyais, voilà ! — Miêêêê ! Miêêêê ! — Qu’est-ce que tu veux, mon minou ? Sortir ? — Avec ce vent et la pluie qui tombe, non ! Je veux qu’on me dorlote, qu’on me tienne compagnie, qu’on me parle ! En temps ordinaire, je suis bouillonnant d’énergie et d’initiative, mais là, le moral était au plus bas. Je ne savais vraiment pas quoi faire de moi… Après tout, pourquoi est-ce que je n’aurais pas le droit de passer la soirée en famille, comme certaine chatte grise que je connais ? Je suis sûr que M’dame Scouby est de mon avis, car après avoir hésité, par crainte des foudres ardoisiennes, elle m’a finalement permis de m’installer sur un fauteuil, dans le salon. J’ai fait ça en catimini, personne ne m’a vu : M’sieur Dan s’était endormi dans le divan en regardant la télé et la Mam’zelle Ardoise ronflait dans le second fauteuil, bien enfouie sous sa couette. J’ai passé une charmante soirée et mon moral est remonté en flèche. Quand la couette s’est soulevée et qu’un regard furibond s’est posé sur ma chétive personne, je se suis coulé par terre et j’ai regagné le fenil. La douce Ardoise a dû croire qu’elle avait rêvé… Pourquoi ne pas remettre ça ? Comme M’dame Scouby montait l’escalier pour aller se coucher, je me suis posté devant elle, l’air engageant. — Miêêêê ! C’est de nouveau moi. Je me sens un peu seul… J’peux pas venir avec vous ? Juste cinq minutes ? Allez, dites oui ! Elle ne peut rien me refuser, M’sieur Dan non plus. Je joue sur du velours avec ces deux-là. Et puis, il n’y a pas de risque de conflit : la tendre Ardoise dort dans la cuisine, devant le feu. C’est ainsi que, quelques instants plus tard, me voilà confortablement couché au pied du lit. Triomphant, j’entreprends une minutieuse toilette. — Négatif, tu peux rester pour la nuit, mais pas de bêtises, hein ? Quelles bêtises peut-on faire dans une chambre ? Je serai sage comme une image… Le temps passe, il est deux heures du matin. J’émerge de mon somme. Tout le monde dort. Si j’en profitais pour explorer cette pièce et le bureau y attenant ? Tout doucement, je me lève. D’un bond léger, je saute sur les meubles, j’examine tout de près. Je passe sur le bureau, me promène sur les papiers, sur les étagères chargées de livres… Tiens ! Une tenture est suspendue dans un coin de la pièce, dissimulant un renfoncement où M’dame Scouby range des valises, des sacs et des couvertures. Si j’y allais voir ? Tout frétillant, je m’élance, enfonce les griffes dans le tissu… PATATRAS ! La barre qui soutenait la tenture s’effondre sur ma tête, suivie par une couverture et un sac de plastique. Terrorisé, je m’enfuis sous le bureau. Pourquoi ça n’arrive qu’à moi, ces choses-là ? Réveillé par le boucan, M’sieur Dan surgit, les cheveux en bataille. — Mister Cata a encore frappé ! s’exclame-t-il en admirant mon ouvrage. Il m’a mis à la porte de la chambre… en me conseillant de mettre au repos, pour le reste de la nuit, le génie inventif qui me caractérise. M’dame Scouby, elle, n’avait rien entendu. Ce n’est qu’au matin qu’elle a été mise au courant de mes nouveaux exploits. Elle a remis la couverture et le sac en place, a refixé la barre et fermé la tenture, sans commentaire. Moi je dormais, sage comme une image, dans mon petit fauteuil de la salle de bains. L’image de la parfaite innocence. Les apparences sont parfois trompeuses. Je me demande quand même pourquoi on commence à me regarder avec une certaine méfiance… Je suis si gentil ! — Gentil, oui… Mais quand tu te balades dans la maison, je me demande toujours quelle nouvelle idée va te passer par la tête, dit M’dame Scouby. C’est vrai que j’ai tout le temps des idées sensationnelles. Je suis si intelligent qu’un jour, je réussirai de grandes choses, j’en suis sûr ! Et on sera fier de moi ! Et on ne m’appellera plus Mister Cata ! En attendant ce jour de gloire, je vais réfléchir très fort à ce que je pourrais encore trouver d’inédit pour distraire ces braves gens qui m’ont accueilli chez eux… Ça, c’est un métier qui me conviendrait bien, je trouve : inventeur ! On mettrait une plaque sur la porte, je serais là, tout sérieux dans mon beau costume blanc et noir, et je ferais des prodiges ! Et la belle Ardoise ne me regarderait plus de haut, avec son petit air moqueur. Elle se consumerait de jalousie… On peut toujours rêver, n’est-ce pas ?
  12. Je n'en crois pas mes oreilles ! Venin ! Quelle injure inacceptable ! Agathe, tu ne peux pas laisser passer ça, il y va de ta crédibilité... Et je sais de quoi je parle ! Alors, voilà ce que tu vas faire, les conseils de Mam'zelle Ardoise sont à suivre sans modération, tu verras, ça va marcher. Lors du prochain repas, tu vas faire comme si tu n'avais pas faim et tes soeurs aussi. Surtout, refusez toute nourriture ! Faites la grève de la faim jusqu'à ce que vos humains se trainent à vos pattes en implorant votre pardon ! Pour Praline, ce ne sera pas difficile, vu qu'elle est amoureuse : chacun sait que l'amour, ça coupe l'appétit. Pour les autres, il faudra mordre sur votre chique... mais le succès est au bout. Si vos humains ne se rendent compte de rien (il y en a comme ça, que voulez-vous !), poussez des gémissements lugubres, c'est particulièrement difficile à supporter pour des oreilles bipèdes. J'ai testé : chaque fois qu'on me met dans une voiture, je m'y mets : "MIAAAAAAAAAA ! AAAAAAAH ! OOOOOOOOH ! etc etc etc." Et s'il n'y a rien à faire, préparez votre petit balluchon et partez sans un regard en arrière ! "Venin" ! Non mais des fois !
  13. Chapitre 50 : PAPA LULU Nous sommes en avril et les arbres sont en fleurs. Pas tous, cependant : le noyer de notre voisin commence tout juste à avoir de petites feuilles non encore déployées, ce sont des bébé-bourgeons. J’ai déjà remarqué que ce noyer est d’une extrême prudence, en avril il ne se découvre pas d’un fil, craignant de se laisser surprendre par les dernières gelées. Il préserve soigneusement ses noix du prochain septembre, c’est un arbre avisé… Ce n’est pas le cas de nos pruniers, cerisiers et autres pommiers ! Ces étourdis ne voient pas plus loin que le bout de leurs branches : il fait beau ? Vroum ! Ils se couvrent de fleurettes, sans penser que la nuit, il fait encore froid et qu’ils risquent inconsidérément leur récolte future. En chatte raisonnable et écologiste, je m’efforce de le leur faire comprendre chaque fois que je vais au jardin pour brouter mon herbe fraîche, mais ils ne m’écoutent pas et se contentent d’agiter poliment leurs branches quand je les harangue. Il y a comme un défaut de communication entre les végétaux et moi, je ne sais pas pourquoi. — Vous qui grimpez aux arbres, vous devriez leur expliquer ! Leur parler à l’oreille ! dis-je à mon indésiré locataire, le Négatif. — Ça sert à rien, Mam’zelle Ardoise ! Dès qu’ils sentent la chaleur du soleil, ils deviennent comme fous ! Je renonce, en souhaitant qu’aucune récidive de l’hiver ne vienne mettre à mal les imprudentes petites fleurs blanches et roses. Après tout, je ne peux pas refaire le monde à moi toute seule ! Un miaulement plein d’espoir retentit à mon oreille : « Bonjour, chère Ardoise ! » Le Beau-Lulu ! Ostensiblement, je regarde ailleurs. S’il s’imagine que je vais lui souhaiter la bienvenue en le reniflant de haut en bas, comme autrefois, il se fait des illusions ! Il ne sait pas encore ce qu’il a perdu ! Vous le constaterez, je n’ai pas encore pardonné son geste intempestif d’il y a quelques semaines. Pour ça, j’ai une mémoire d’éléphant, qu’on se le dise ! C’est bien simple : à mes yeux, ce matou a cessé d’exister. Enfin, presque. Il faut quand même que je le surveille quand il s’introduit dans ma maison afin de prendre son petit déjeuner. Méfiante, je le suis à pas de loup jusque dans la cuisine et me poste dans l’embrasure de la porte du salon, bien campée sur mes quatre pattes. S’il essaie de s’introduire ici et (qui sait ? Il est tellement sans-gêne !) de s’insinuer dans mon fauteuil, sous ma couette conquise de haute lutte, il trouvera à qui parler ! Mais, apparemment, ce n’est pas ma couette qui l’intéresse. — Oh, chère Ardoise ! J’ai trouvé la nouvelle place de votre gamelle ! s’extasie-t-il. Pourtant, elle était bien cachée, mon assiette, en retrait de la cheminée, sur un joli set de table représentant deux chats devant un bocal de poissons rouges. Non mais, quel butor, ce Beau-Lulu ! Je le vois qui se régale de mon steak haché. Je bous de rage contenue. — Ne t’en fais pas, Ardoise, tu en d’auras d’autre ! me rassure ma mère d’adoption. — Je me demande bien pourquoi tu le laisses entrer, celui-là ! m’exclamé-je, statue vivante de la réprobation. — Il est si mignon, si affectueux ! Et il a tellement maigri, le pauvre ! Je m’avise effectivement que, depuis l’hiver, le Beau-Lulu a perdu beaucoup de poids. Il n’a plus autant d’appétit qu’autrefois. Une pensée me frappe : qui sait, c’est peut-être notre rupture qui le désespère ? Je savais qu’il m’aimait, mais à ce point, quand même… La prochaine fois que je le croiserai dans le jardin, je le gratifierai d’un auguste petit signe de tête ; après tout, je ne suis pas méchante et ne vais pas le laisser périr de désespoir. Quand on va au fond des choses, il faut admettre que le Beau-Lulu a certaines qualités. — M’dame Scouby, ce soir, vous pouvez mettre un peu plus de nourriture que d’habitude, dans mon assiette ? J’ai des invités, claironne-t-il. Ma curiosité est éveillée. J’attends le coucher du soleil et, perchée sur l’appui de fenêtre de la salle à manger, je m’installe comme au spectacle. Ma patience est rapidement récompensée : le Beau-Lulu traverse notre terrasse d’un pas solennel, suivi à courte distance par son « élève », le chaton gris, et sa « M’man », Néfertiti. Tout ce petit monde se rassemble autour de la gamelle du Beau-Lulu. — Je goûte d’abord, dit celui-ci. J’veux être sûr que c’est bon. Il goûte, goûte, goûte… Les autres attendent patiemment. Au bout de quelques instants, il s’écarte pour laisser se nourrir ses invités. — Ça va, vous pouvez y aller, c’est pas dégueulasse, dit-il. Et toi, poursuit-il à l’intention du chaton gris, ne mets pas tes pattes dans la gamelle. Fais comme moi et ta mamy Néfertiti. Il a l’air de prendre son rôle de maître de maison au sérieux, l’animal ! Cette fois, ma curiosité est telle que j’en oublie ma rancune. — Hé ! dis-je. Comment se fait-il que vous ayez récupéré votre chaton ? Ça faisait des jours qu’on ne le voyait plus, je pensais que sa mère l’avait repris ! Il est évident que si, moi, j’avais un chaton, ce n’est pas à cet abruti de Beau-Lulu que je le confierais pour parfaire son éducation. Il y a des chattes qui n’ont pas le moindre bon sens. Encouragé par mon amabilité soudaine, l’animal saute de l’autre côté de mon appui de fenêtre. — Non, non, chère Ardoise, dit-il tout rayonnant, il était simplement parti en vacances de Pâques ! J’étais triste, vous savez ! Maintenant je me sens mieux. Malgré mon scepticisme, il me faut bien constater que mon ex-fiancé est aux petits soins pour le chaton gris. Décidément, da personnalité révèle plusieurs facettes… Et moi qui le croyais sans nuances ni états d’âme ! Il fait beau et Scouby et moi faisons un petit tour au jardin. Elle prend le bout de la corde (moi, comme vous le savez, je suis attachée à l’autre extrémité) et en route ! Nous allons vers le petit étang. Arrivée au bord de l’eau, je décide : « STOP ! J’ai besoin de me délasser un peu et respirer l’air marin ! » et je m’étale sur une pierre plate, les coussinets en éventail. J’y reste de longues minutes, tandis que ma dame de compagnie patiente. Parfois, je me demande laquelle de nous deux est réellement attachée à cette corde… Je regarde paresseusement le fond de l’étang, en comptant les poissons : ils sont dix qui batifolent. Je me redresse pour mieux les voir… et ils filent tous se réfugier sous une grosse pierre immergée. Ils sont timides, ces poissons ! Un peu déçue, je fais le tour de l’étang. Qu’est-ce que cette petite chose bizarre ? J’allonge le museau, renifle… La petite chose me saute sous le nez et plonge dans l’eau ! — Croâ ! fait-elle. — Pardon-excuse, M’dame, je n’avais pas vu que vous étiez une grenouille, je vous avais prise pour un caillou ! dis-je civilement. Elle ne daigne pas me répondre. Mal éduquée, cette grenouille ! Je hausse mentalement les épaules et continue mon petit tour de jardin, bien à l’aide, en respirant religieusement chaque pâquerette. Le Beau-Lulu me suit à distance respectueuse. Il se demande si je suis toujours fâchée et, à chaque fois que je tourne la tête vers lui, il manifeste son espoir de rentrer dans mes bonnes grâces, en se couchant sur le dos en signe de soumission, et en gigotant des pattes… Le tout assorti d’un air énamouré qui me donne envie de sourire dans mes moustaches. — Chère gentille Ardoise ! miaule-t-il. Finalement, j’ai décidé de tracer une croix sur les offenses passées, je lui adresse à nouveau la parole. Nous sommes réconciliés, mais pas re-fiancés, notez-le bien : la vie conjugale, ce n’est pas ma tasse de thé ! Et maintenant, nous goûtons l’air du soir, allongés côte à côte sur la terrasse. Il fait encore à peine jour. Brusquement, voilà mon amoureux transi qui se lève précipitamment pour scruter l’ombre où se dessine une petite silhouette : le chaton gris. — Mon bébé ! s’écrie le Beau-Lulu en se précipitant vers son élève. Stupéfaite, je les vois se serrer l’un contre l’autre, en émettant des ronrons sonores. — Papa Lulu ! fait le chaton. Ce gros déménageur de Beau-Lulu lui balaie la figure d’un coup de langue affectueux. Le chaton ronronne de plus en plus fort. — Viens manger, mon bébé ! s’écrie le mentor en dirigeant le disciple vers sa propre gamelle. Je garde un air indifférent, mais je suis touchée. Mine de rien, j’observe le chaton : c’est vrai que nous avons comme un air de famille, lui et moi. Il est gris souris, avec un petit visage soucieux, comme le mien. Toutefois, il a quelques reflets roux dans sa fourrure grise et sa gorge est plus blanche que la mienne. Je me dis vaguement qu’il y a très longtemps, quand j’étais petite et malheureuse, j’aurais aimé trouver un Beau-Lulu sur mon chemin… Bien qu’il m’eût été agréable de continuer à imaginer que la perte de poids de Beau-Lulu était imputable au désespoir provoqué par notre rupture, j’ai dû déchanter. La réalité est beaucoup plus prosaïque et moins romantique : mon prétendant a des vers ! Pas des vers de poésie ou des vers de mirliton, non : de vrais vers ! C’est pourquoi Scouby s’est rendue à la pharmacie pour y acheter un vermifuge. On lui a donné deux comprimés : (un comprimé pour quatre kilos de chat) à écraser dans la nourriture du patient. Scouby a soupesé le Beau-Lulu qui se demandait pourquoi tout le monde le regardait avec insistance. — Il doit bien faire ses quatre kilos ! a-t-elle décrété. — Maintenant, il faut trouver un plat qu’il apprécie vraiment beaucoup, dit Daniel en écrasant le comprimé dans une petite assiette. Ils ont ouvert une boîte de thon en conserve et en ont mélangé une grande partie avec le médicament. — Tu en mets trop ! Il ne va pas pouvoir manger tout ça ! — Il faudra le surveiller pour être sûr que c’est bien lui qui avale l’assiette. Roucoulante et tentatrice, Scouby fait entrer le Beau-Lulu dans la petite pièce qui donne sur le jardin et pose la gamelle sur le sol. — Y a bon miam miam ! bêtifie-t-elle. Notez bien qu’avec le Beau-Lulu, on est bien obligé de bêtifier, sinon il ne comprend pas. J’en ai personnellement fait l’expérience, plus d’une fois. Le matou renifle le thon avec précaution et semble d’accord : bon miam miam, en effet. Il se met à bâfrer avec enthousiasme, en se posant des questions : est-ce son anniversaire ? Ou sa fête ? Au fait, ça existe, la Saint-Beau-Lulu ? A la moitié de l’assiette, le rythme se ralentit. — J’ai plus tellement faim… — Mais il FAUT tout manger ! Miam miam ! Pour faire plaisir, le Beau-Lulu a continué son repas, en levant de temps en temps la tête vers Scouby avec l’espoir qu’elle le laisse tranquille. — C’est très bon, mais… Burps ! J’ai plus faim ! — Allez, encore un tout petit peu ! Le Beau-Lulu a fourni un effort surfélin. — Voilà, c’est vide, bravo mon minou ! Les vilains vers vont tous partir, maintenant ! — On vous a vraiment gavé comme une oie, remarqué-je, ravie d’y aller de mon petit commentaire. Peut-être qu’on va vous mettre à la casserole pour le prochain Noël ! Sans daigner me répondre, le Beau-Lulu s’est dirigé, d’un pas lourd, vers sa garçonnière où je suppose qu’il a fait une longue sieste digestive, parce que je ne l’ai plus vu de la journée.
  14. A part les menus amusements auxquels fait allusion ce gros balourd de Charlot, je ne fais rien de spécial de mes journées, à part me reposer beaucoup. Au grand âge que j'ai atteint, c'est primordial, le repos ! Quand même, je fais parfois acte de présence, afin de montrer à toute la tribu qu'il faut compter avec moi... Ainsi, j'ai exigé d'avoir mon petit appartement à l'étage, avec mes commodités, mon petit set de table, ma gamelle et mon bol d'eau. Mais comme je descends encore fréquemment au rez de chaussée, surtout quand le poêle à mazout est allumé, les mêmes commodités m'attendent en bas. Après tout, c'est normal que je possède tout en double, c'est moi le chef, quand même ! Parfois, Geisha, cette petite effrontée, monte à l'étage quand je n'y suis pas et se sert dans mon assiette. Si je la surprends, c'est la correction : je pose ma patte antérieure droite sur sa tête et vlan ! Une claque. La Geisha ne se le fait pas dire deux fois, mais elle doit quand même avoir mauvaise mémoire, car elle recommence toujours. Dans l'après-midi, nous sommes tous les trois autour du poêle, moi dans mon panier, Geisha dans le sien, et Charlot sous un repose-pieds. Il doit s'imaginer qu'on ne le voit pas là-dessous, mais il se fait des illusions. Le soir, quand je vois que mon domestique a allumé le petit chauffage d'appoint du salon, je me lève dignement et vais me poser sur mon repose-pieds à moi, devant ce feu. Là, je prends des airs de Madame Récamier et j'écoute, avec ravissement, les compliments dont m'abreuve mon personnel bien stylé... J'aime les compliments. Si on oublie de m'en faire, je boude : je regarde ailleurs en prenant un air lointain. Ca ne rate jamais.
  15. Chapitre 49. UN APPARTEMENT DANGEREUX Tout doucement, notre chat des champs attitré (le Négatif pour ne pas le nommer) devient chat d’appartement. Il a adopté un horaire de rentier : le matin, petit déjeuner dans le fenil, puis retour à la salle de bains, avec sieste digestive devant le radiateur, pendant que mes parents font leur toilette à tour de rôle. Ensuite, petite promenade dans le village, bonjour amical à notre voisine pour entretenir les bonnes relations, retour à la gamelle, re-sieste prolongée dans la salle de bains, enfin, souper, extinction des feux, dodo. Si le temps le permet, ultime petite promenade avant le coucher. Cette routine étant bien établie, Daniel et Scouby ont été très étonnés, l’autre jour, de constater que le locataire des lieux n’était pas à son poste, dans son petit lit improvisé, le soir venu. Comme il avait fait beau toute la journée, le Négatif était entré, sorti, rentré, ressorti… ce qui fait qu’on avait perdu le compte de ses multiples allées et venues et qu’on ne savait pas s’il était dehors ou à l’intérieur de la maison. Daniel est allé à la porte pour faire Bzzzzzzion ! Bzzzzzziou ! Sans résultat. On a regardé partout : dans le foin, dans la grange, sur le grenier… Pas de Négatif ! Il a fallu aller se coucher sans savoir ce qu’il était devenu. À ce stade, on n’est pas encore inquiet. On se dit : « Bah, c’est un chat des champs et on est au printemps, c’est normal qu’il vagabonde ! » Et la nuit se passe. Et puis la matinée. Vers midi, mine de rien, on commence à se faire du souci. — Il est tellement gentil et attachant ! Il a pu suivre n’importe qui, ou se laisser enfermer quelque part ! se lamente Scouby. — Ou avoir sauté dans le coffre d’une voiture et se retrouver à Liège ou à Bruxelles, renchérit Daniel. En effet, tout comme son père Orca jadis, le Négatif ressent une irrésistible attraction pour les voitures ou les camionnettes ouvertes. Scouby part faire des courses pendant que Daniel va bricoler sur le grenier. Soudain, un petit Miêêêêê ! atteint ses oreilles : un faible miaulement venant de l’intérieur de la maison. Il se remet à chercher… en vain ! Et les faibles miaulements se font toujours entendre. Fébrile, Daniel court chez notre voisin, pour lui emprunter sa grande échelle. Il pose celle-ci contre le haut mur du fenil et se met en devoir d’inspecter les interstices entre les briques et la charpente du toit, l’intérieur de la cheminée, la tuyauterie… Rien ! — Minou, minou ! Négatif ! Bzzzziou ! — Miêêêê ! Faudra-t-il démolir la maison, pierre par pierre ? Où a pu se fourrer ce stupide chat ? Apparemment, le caractère aventureux du Négatif lui a joué un mauvais tour. Par acquis de conscience, Daniel retourne dans la salle de bains et ouvre l’armoire encastrée sous le double lavabo. La fameuse armoire où l’on range les rouleaux de papier WC. À première vue, rien. D’ailleurs, on avait déjà regardé dans cette armoire. À deuxième vue… Bingo ! Il existe une tablette dans le haut du meuble, entre les deux lavabos. Une tablette minuscule, presque invisible. Et, coincé sur cette tablette, ne pouvant ni avancer ni reculer… Le Négatif, bien sûr, comprimé comme le héros de la publicité des cafés Chat Noir, le fameux chat dans le sac. Avec l’aide d’une solide bourrade sur l’arrière-train, le matou a pu se dégager de sa périlleuse position. Et sorti de là après un jour et une nuit d’immobilité forcée, pensez-vous que l’animal ait fait montre d’une certaine raideur dans les pattes, de courbatures dans les reins ? Rien du tout ! Souple comme une liane, le phénomène ! Mais affamé, bien sûr. On a vite remédié à cet état de choses. Si ça m’était arrivé, à moi, j’aurais boitillé durant huit jours et souffert d’un lumbago sévère ! Soulagement général, mais aussi peur rétrospective : que serait-il arrivé si Daniel n’avait pas retrouvé le Négatif ? Un Négatif qui, sans doute, était parti à la recherche d’un rouleau de papier WC pour s’amuser un peu… La nuit venue, je vais, comme j’en ai l’habitude, asticoter mon locataire dans sa chambrette. Je suis devenue experte dans l’art d’ouvrir la porte de l’escalier : rien ne résiste à la vaillante chatte Ardoise ! Je monte l’escalier de mon petit pas sautillant : poum, poum, poum… Le rescapé dort béatement sur son fauteuil douillet, sans états d’âme superflus. Je pose sur sa tête une patte précautionneuse. — De nouveau vous, Mam’zelle Ardoise ? marmonne-t-il en ouvrant un œil. — Je suis venue vous mettre en garde, dis-je sérieusement. — En garde ? Contre quoi ? — Vous avez bien vu que vous avez failli périr, emmuré dans une armoire ? — Oui, mais c’est fini, Mam’zelle Ardoise ! Tout va bien, maintenant. Optimiste, va ! — À votre place, je n’en serais pas sûr ! Cet appartement que vous avez loué est très, très dangereux ! Si j’étais vous, je résilierais mon contrat de bail et j’irais habiter ailleurs ! Vous voyez comme je me préoccupe du sort de mon locataire… Mais ces prévenances restent sans effet : l’animal n’a rien voulu entendre. Il a bâillé un bon coup et s’est retourné sur son petit lit : « Bonne nuit, Mam’zelle Ardoise ! » Alors, poum, poum, poum, je suis redescendue au rez-de-chaussée, pour m’allonger tristement devant le poêle. Je suis une victime ! Pas question de rester sur une défaite ! Pour me changer les idées et me rebootser le moral, il faut que je parte à la conquête d’un nouveau territoire : le fauteuil de Daniel. J’ai jeté mon dévolu sur ce siège et je l’aurai ! La tactique est d’une efficace simplicité, je vous laisse en juger : le soir, quand il fait bien chaud dans le salon où se prélassent mes parents (l’un devant la télé et l’autre plongée dans un livre, comme il se doit), je me dresse doucement sur mes pattes postérieures et tapote, avec amabilité, le pantalon paternel. — Tiens, Ardoise ! Tu veux venir sur mes genoux ? Erreur, telle n’est pas mon intention ! Lentement, je tourne autour du fauteuil, en arborant un air rêveur. Je fais mine de vouloir y grimper, j’y renonce avec une expression affreusement déçue, après avoir constaté que le siège est déjà occupé et qu’il n’y a pas place pour deux… Il y a longtemps que tout le monde a compris où je veux en venir. En soupirant, Daniel se lève, m’aide à monter sur le fauteuil (j’évite tous les efforts inutiles), rabat la couette sur mon museau triomphant et va s’installer sur le divan… beaucoup moins confortable, évidemment. Et nous passons une agréable soirée, tous les trois, en famille ! — Au fond, dit Scouby, tous nos chats ont un caractère bien distinct et une psychologie bien plus subtile qu’on ne le croirait généralement. À force de passer son temps à nous observer, elle pourrait remporter haut la main son diplôme de Docteur ès Chats ! Il va de soi que je suis, à moi toute seule, un passionnant sujet d’étude. — S’ils étaient des êtres humains, on pourrait même deviner quels seraient leur condition ou leur métier, renchérit Daniel. Il ajoute : « Pour le Beau-Lulu, avec son gabarit, c’est simple : déménageur ou camionneur ! » — Notre Orca : professeur de philosophie. — Ardoise… — Rentière ! — Oui, j’allais dire : oisive. Oisive, moi ? Avec tout ce que j’ai à faire ! — Néfertiti, tragédienne ! Petite-Goulaffe, joueuse d’échecs… ou politicienne ! — Je me demande bien ce qu’elle est devenue, Petite-Goulaffe, si jolie et intelligente… Ses maîtres l’ont peut-être donnée. Après tout, ils avaient déjà Gourmande à nourrir. Pauvre Gourmande, exilée à la ville distante d’une vingtaine de kilomètres ! Sa vocation à elle aussi semble évidente : chef coq dans un restaurant ! — La Bidou, ermite ! Quand j’entends ce nom, j’en attrape de l’urticaire ! — Et notre Négatif : acrobate… et gaffeur professionnel ! termine Scouby. Ils s’esclaffent. Vous allez comprendre pourquoi. Le chat des champs a encore fait des siennes ! Un matin, Scouby est en train de se laver tranquillement devant le lavabo de la salle de bains. Le Négatif, lui, est censé prendre son petit déjeuner dans le fenil. En principe. Soudain, un vacarme terrible : CRAC ! BOUM ! Une planche de bois s’abat dans la salle de bains ! Scouby se met à piailler : « Hiiiiiiiii ! La charpente s’effondre ! Le toit nous tombe sur la tête ! Hiiiiii ! » Au bout de quelques secondes, comme la maison ne semble pas persévérer dans son intention de l’ensevelir sous ses décombres, elle lève précautionneusement les yeux… pour s’apercevoir qu’une latte du plafond s’est brisée sous un choc violent : la moitié de la latte gît sur le sol, l’autre moitié pend encore au plafond. Une seconde latte, disjointe, pique du nez vers la baignoire. Et, par terre, tout ahuri, un chat blanc et noir se demande comment il a pu atterrir là… Attiré par le vacarme, Daniel apparaît, ébouriffé, sur le seuil de la salle de bains. À son tour, il lève les yeux et reste sans voix. Le mystère semble complet. Il est vrai que le fameux chat blanc et noir s’est discrètement esquivé… Mais sa réputation n’est plus à faire et ne plaide pas en sa faveur. — C’est Négatif ? Évidemment ! Après son repas, il avait, comme d’habitude, fait son numéro de haute voltige sur les poutres et, arrivé au-dessus du plafond de la salle de bains, il avait bondi, comme un bolide, sur une surface plane qui avait cédé sous son poids. Il faut avouer que le Négatif, doté d’un joyeux appétit, n’est plus le svelte petit chat de naguère. Bien nourri par les soins de Scouby, il a vu sa silhouette s’arrondir depuis le début de l’hiver. Le plafond de la salle de bains n’était pas de taille à lui opposer une grande résistance. Heureusement, Daniel avait gardé en réserve trois lattes de bois identiques à celles du plafond. En soufflant beaucoup, Scouby et lui sont arrivés à remplacer les panneaux endommagés. Puis, instruits par l’expérience, ils ont disposé au-dessus des planches, sur les chevrons, des plaques d’aggloméré, bien solides, pour éviter que l’accident ne se reproduise. Le mal étant réparé, Daniel, après avoir abondamment pesté contre le Négatif, lui a pardonné… Quand je vous disais qu’il a un faible pour le chat des champs ! Naturellement, je fais feu de tout bois… C’est le cas de le dire ! — Hé ! Quand je vous disais que votre appartement est très, très dangereux ! vais-je susurrer à l’oreille de mon locataire qui se remet de ses émotions. — C’est vrai ! Je suis tombé d’un étage… Mais c’est fini, maintenant, Mam’zelle Ardoise, rassurez-vous. Je vais quand même continuer à habiter ici ! Je suis désespérée. Normalement, le Négatif, après avoir passé l’hiver au chaud, aurait dû reprendre au printemps son existence nomade.. Or, il s’incruste ! Il ne fait pas mine de bouger ! Il considère ma maison comme la sienne ! Et le comble : il reçoit du Félix à ses repas, comme moi ! — Vous ne vous refusez rien ! dis-je aigrement. Du Félix, maintenant ! — C’est une de mes marques préférées, dit l’animal d’un petit air d’excuse. Il me coule un regard modeste. Mais, sur moi, les beaux yeux de type oriental n’ont pas le moindre effet, vous pensez bien ! — Et j’ai entendu que Scouby vous a appelé ‘Ma Minou" ! C’est votre nouveau nom ? Vous en avez combien, comme ça ? Déjà que vous êtes Mimine pour notre voisine… — Oh, c’est juste un surnom gentil et qui me correspond bien : "Ma" parce que je suis peut-être une fille, et "Minou" parce que je suis peut-être un garçon ! On n’en a pas encore fini avec la double identité du Négatif… ou de la Négatou ! Dégoûtée, je tourne les talons et vais dans le salon chasser Daniel de son fauteuil, afin de m’y mettre.
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